Chapitre VIII. Comment les lois doivent se rapporter au principe du gouvernement dans l'aristocratie

De LERDA
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Si, dans l'aristocratie, le peuple est vertueux, on y jouira à peu près du bonheur du gouvernement populaire, et l'État deviendra puissant. Mais, comme il est rare que, là où les fortunes des hommes sont si inégales, il y ait beaucoup de vertu, il faut que les lois tendent à donner, autant qu'elles peuvent, un esprit de modération, et cherchent à rétablir cette égalité que la constitution de l'État ôte nécessairement.

L'esprit de modération est ce qu'on appelle la vertu dans l'aristocratie; il y tient la place de l'esprit d'égalité dans l'État populaire.

Si le faste et la splendeur qui environnent les rois font une partie de leur puissan­ce, la modestie et la simplicité des manières font la force des nobles aristocratiques 1. Quand ils n'affectent aucune distinction, quand ils se confondent avec le peuple, quand ils sont vêtus comme lui, quand ils lui font partager tous leurs plaisirs, il oublie sa faiblesse.

Chaque gouvernement a sa nature et son principe. Il ne faut donc pas que l'aristo­cratie prenne la nature et le principe de la monarchie; ce qui arriverait, si les nobles avaient quelques prérogatives personnelles et particulières, distinctes de celles de leur corps : les privilèges doivent être pour le sénat, et le simple respect pour les séna­teurs.

Il y a deux sources principales de désordres dans les États aristocratiques: l'inéga­lité extrême entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés; et la même inégalité entre les différents membres du corps qui gouverne. De ces deux inégalités résultent des haines et des jalousies que les lois doivent prévenir ou arrêter.

La première inégalité se trouve principalement lorsque les privilèges des princi­paux ne sont honorables que parce qu'ils sont honteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui défendait aux patriciens de s'unir par mariage aux plébéiens 2  ; ce qui n'avait d'autre effet que de rendre d'un côté les patriciens plus superbes, et de l'autre plus odieux. Il faut voir les avantages qu'en tirèrent les tribuns dans leurs harangues.

Cette inégalité se trouvera encore, si la condition des citoyens est différente par rapport aux subsides ; ce qui arrive de quatre manières: lorsque les nobles se donnent le privilège de n'en point payer; lorsqu'ils font des fraudes pour s'en exempter 3 ; lorsqu'ils les appellent à eux, sous prétexte de rétributions ou d'appointements pour les emplois qu'ils exercent; enfin, quand ils rendent le peuple tributaire, et se parta­gent les impôts qu'ils lèvent sur eux. Ce dernier cas est rare; une aristocratie, en cas pareil, est le plus dur de tous les gouvernements.

Pendant que Rome inclina vers l'aristocratie, elle évita très bien ces inconvénients. Les magistrats ne tiraient jamais d'appointements de leur magistrature. Les princi­paux de la République furent taxés comme les autres; ils le furent même plus; et quelquefois ils le furent seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de l'État, tout ce qu'ils purent tirer du trésor public, tout ce que la fortune leur envoya de riches­ses, ils le distribuèrent au peuple pour se faire pardonner leurs honneurs 4.

C'est une maxime fondamentale, qu'autant que les distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans la démocratie, autant en ont-elles de bons dans le gou­vernement aristocratique. Les premières font perdre l'esprit de citoyen, les autres y ramènent.

Si l'on ne distribue point les revenus au peuple, il faut lui faire voir qu'ils sont bien administrés: les lui montrer, c'est, en quelque manière, l'en faire jouir. Cette chaîne d'or que l'on tendait à Venise, les richesses que l'on portait à Rome dans les triom­phes, les trésors que l'on gardait dans le temple de Saturne étaient véritablement les richesses du peuple.

Il est surtout essentiel, dans l'aristocratie, que les nobles ne lèvent pas les tributs. Le premier ordre de l'État ne s'en mêlait point à Rome; on en chargea le second, et cela même eut dans la suite de grands inconvénients. Dans une aristocratie où les no­bles lèveraient les tributs, tous les particuliers seraient à la discrétion des gens d'affaires; il n'y aurait point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d'entre eux préposés pour ôter les abus, aimeraient mieux jouir des abus. Les nobles seraient comme les princes des États despotiques, qui confisquent les biens de qui il leur plaît.

Bientôt les profits qu'on y ferait seraient regardés comme un patrimoine, que l'ava­rice étendrait a sa fantaisie. On ferait tomber les fermes, on réduirait à rien les reve­­nus publics. C'est par là que quelques États, sans avoir reçu d'échec qu'on puisse remarquer, tombent dans une faiblesse dont les voisins sont surpris, et qui étonne les citoyens mêmes.

Il faut que les lois leur défendent aussi le commerce: des marchands si accrédités feraient toutes sortes de monopoles. Le commerce est la profession des gens égaux; et, parmi les États despotiques, les plus misérables sont ceux où le prince est mar­chand.

Les lois de Venise 5 défendent aux nobles le commerce qui pour-rait leur don­ner, même innocemment, des richesses exorbitantes.

Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces pour que les nobles ren­dent justice au peuple. Si elles n'ont point établi un tribun, il faut qu'elles soient un tribun elles-mêmes.

Toute sorte d'asile contre l'exécution des lois perd l'aristocratie; et la tyrannie en est tout près.

Elles doivent mortifier, dans tous les temps, l'orgueil de la domination. Il faut qu'il y ait, pour un temps ou pour toujours, un magistrat qui fasse trembler les nobles, comme les éphores à Lacédémone, et les inquisiteurs d'État à Venise, magistratures qui ne sont soumises à aucunes formalités. Ce gouvernement a besoin de ressorts bien violents. Une bouche de pierre 6 s'ouvre à tout délateur à Venise; vous diriez que c'est celle de la tyrannie.

Ces magistratures tyranniques, dans l'aristocratie, ont du rapport à la censure de la démocratie, qui, par sa nature, n'est pas moins indépendante. En effet, les censeurs ne doivent point être recherchés sur les choses qu'ils ont faites pendant leur censure; il faut leur donner de la confiance, jamais du découragement. Les Romains étaient admirables; on pouvait faire rendre à tous les magistrats 7 raison de leur conduite, excepté aux censeurs 8.

Deux choses sont pernicieuses dans l'aristocratie: la pauvreté extrême des nobles, et leurs richesses exorbitantes. Pour prévenir leur pauvreté, il faut surtout les obliger de bonne heure à payer leurs dettes. Pour modérer leurs richesses, il faut des disposi­tions sages et insensibles; non pas des confiscations, des lois agraires, des abolitions de dettes, qui font des maux infinis.

Les lois doivent ôter le droit d'aînesse entre les nobles 9, afin que, par le partage continuel des successions, les fortunes se remettent toujours dans l'égalité.

Il ne faut point de substitutions, de retraits lignagers, de majorats, d'adoptions. Tous les moyens inventés pour perpétuer la grandeur des familles dans les États mo­nar­chiques, ne sauraient être d'usage dans l'aristocratie 10.

Quand les lois ont égalisé les familles, il leur reste à maintenir l'union entre elles. Les différends des nobles doivent être promptement décidés; sans cela, les contesta­tions entre les personnes deviennent des contestations entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naître.

Enfin, il ne faut point que les lois favorisent les distinctions que la vanité met entre les familles, sous prétexte qu'elles sont plus nobles ou plus anciennes; cela doit être mis au rang des petitesses des particuliers.

On n'a qu'à jeter les yeux sur Lacédémone; on verra comment les éphores surent mortifier les faiblesses des rois, celles des grands et celles du peuple.