Chapitre XIX Nouvelles conséquences des principes des trois gouvernements

De LERDA
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Je ne puis me résoudre à finir ce livre sans faire encore quelques applications de mes trois principes.

PREMIÈRE QUESTION. Les lois doivent-elles forcer un citoyen à accepter les emplois publics? Je dis qu'elles le doivent dans le gouvernement républicain, et non pas dans le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont des témoignages de vertu, des dépôts que la patrie confie à un citoyen, qui ne doit vivre, agir et penser que pour elle; il ne peut donc pas les refuser 1. Dans le second, les magistratures sont des témoignages d'honneur; or telle est la bizarrerie de l'honneur, qu'il se plaît à n'en accepter aucun que quand il veut, et de la manière qu'il veut.

Le feu roi de Sardaigne 2 punissait ceux qui refusaient les dignités et les emplois de son État; il suivait, sans le savoir, des idées républicaines. Sa manière de gouver­ner, d'ailleurs, prouve assez que ce n'était pas là son intention.

SECONDE QUESTION. Est-ce une bonne maxime qu'un citoyen puisse être obli­gé d'accepter, dans l'armée, une place inférieure à celle qu'il a occupée ? On voyait souvent, chez les Romains, le capitaine servir, l'année d'après, sous son lieutenant 3. C'est que, dans les républiques, la vertu demande qu'on fasse à l'État un sacrifice continuel de soi-même et de ses répugnances. Mais, dans les monarchies, l'honneur, vrai ou faux, ne peut souffrir ce qu'il appelle se dégrader.

Dans les gouvernements despotiques, où l'on abuse également de l'honneur, des postes et des rangs, on fait indifféremment d'un prince un goujat, et d'un goujat un prince.

TROISIÈME QUESTION. Mettra-t-on sur une même tête les emplois civils et militaires ? Il faut les unir dans la république, et les séparer dans la monarchie. Dans les républiques, il serait bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles; et, dans les monarchies, il n'y aurait pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même personne.

On ne prend les armes, dans la république, qu'en qualité de défenseur des lois et de la patrie; c'est parce que l'on est citoyen qu'on se fait, pour un temps, soldat. S'il y avait deux états distingués, on ferait sentir à celui qui, sous les armes, se croit citoyen, qu'il n'est que soldat.

Dans les monarchies, les gens de guerre n'ont pour objet que la gloire, ou du moins l'honneur, ou la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils; il faut, au contraire, qu'ils soient contenus par les magistrats civils, et que les mêmes gens n'aient pas en même temps la confiance du peuple et la force pour en abuser 4.

Voyez, dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l'on craint un état particulier de gens de guerre, et comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, et qu'on ne l'oublie jamais.

Cette division de magistratures en civiles et militaires, faite par les Romains après la perte de la république, ne fut pas une chose arbitraire. Elle fut une suite du change­ment de la constitution de Rome, elle était de la nature du gouvernement monarchi­que. Et ce qui ne fut que commencé sous Auguste 5, les empereurs suivants 6 furent obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement militaire.

Ainsi Procope, concurrent de Valens à l'empire, n'y entendait rien, lorsque, don­nant à Hormisdas, prince du sang royal de Perse, la dignité de proconsul 7, il rendit à cette magistrature le commandement des armées qu'elle avait autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particulières. Un homme qui aspire à la souveraineté cherche moins ce qui est utile à l'État que ce qui l'est à sa cause.

QUATRIÈME QUESTION. Convient-il que les charges soient vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les États despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince.

Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques, parce qu'elle fait faire, com­me un métier de famille, ce qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'État plus permanents. Suidas 8 dit très bien qu'Anastase avait fait de l'empire une espèce d'aristocratie en vendant toutes les magistratures.

Platon 9 ne peut souffrir cette vénalité. « C'est, dit-il, comme si, dans un navire, on faisait quelqu'un pilote ou matelot pour son argent. Serait-il possible que la règle fût mauvaise dans quelque autre emploi que ce fût de la vie, et bonne seulement pour conduire une république? » Mais Platon parle d'une république fondée sur la vertu, et nous parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie où, quand les charges ne se vendraient pas par un règlement public, l'indigence et l'avidité des courtisans les ven­draient tout de même; le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince. Enfin, la manière de s'avancer par les richesses inspire et entretient l'industrie 10 ; cho­se dont cette espèce de gouvernement a grand besoin.

CINQUIÈME QUESTION. Dans quel gouvernement faut-il des censeurs ? Il en faut dans une république, où le principe du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption; ce qui ne choque point les lois, mais les élude; ce qui ne les détruit pas, mais les affaiblit: tout cela doit être corrigé par les censeurs.

On est étonné de la punition de cet aréopagite qui avait tué un moineau qui, pour­suivi par un épervier, s'était réfugié dans son sein. On est surpris que l'Aréopage ait fait mourir un enfant qui avait crevé les yeux à son oiseau. Qu'on fasse attention qu'il ne s'agit point là d'une condamnation pour crime, mais d'un jugement de mœurs dans une république fondée sur les mœurs.

Dans les monarchies, il ne faut point de censeurs; elles sont fondées sur l'honneur, et la nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout l'univers. Tout homme qui y manque est soumis aux reproches de ceux mêmes qui n'en ont point.

Là, les censeurs seraient gâtés par ceux mêmes qu'ils devraient corriger. Ils ne seraient pas bons contre la corruption d'une monarchie; mais la corruption d'une mo­nar­chie serait trop forte contre eux.

On sent bien qu'il ne faut point de censeurs dans les gouvernements despotiques. L'exemple de la Chine semble déroger à cette règle; mais nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, les raisons singulières de cet établissement.