EM:Abécédaire de la Complexité

De LERDA
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Impressionnante par son ampleur, l’œuvre d’Edgar Morin ne l’est pas moins par la difficulté des termes souvent très techniques, voire hermétiques, qui y sont employés. Décryptage des concepts clés de la pensée de la complexité.



Autos

Concept inventé par Edgar Morin pour exprimer la relation complexe entre

  • l’autonomie d’organisation de tout système vivant
  • et sa dépendance vis-à-vis de son oïkos (son environnement).

L’autos est la capacité d’un être vivant à se singulariser au sein de l’éco-système.

Ainsi, tous les êtres vivants dépendent d’un éco-système particulier mais, en même temps, chaque être vivant bénéficie d’une auto-organisation qui lui est propre. La vie est alors une auto-éco-organisation qui signale la multiplicité des relations possibles dans une organisation vivante.

Elle est à la fois fermée sur elle-même (autos), et infiniment ouverte à l’environnement et à sa diversité (éco). En élaborant ce concept, Morin affirme que tout être vivant s’auto-organise à la fois en interaction et en opposition avec les éco-systèmes.


Computo

Concept conjugué à la première personne du singulier, le computo se traduit par « je compute » c’est-à-dire « je trie » « je compare », « je compte », « je calcule », « je pense ».

Contrairement au cogito cartésien qui identifie l’être à l’acte de penser, le computo attribue à l’être une propriété qui est de l’ordre purement biologique.

Le sujet cartésien est intellectuel, rationnel. Pour Morin, le sujet s’épanouit d’abord dans la computation qui est la faculté de reconnaître et de rejeter les substances nocives venues de l’extérieur. La computation sanctionne la fonction immunologique de l’organisme vivant qui permet de restaurer en permanence son intégrité.

Tout être vivant exprime donc un computo qui a l’origine biologique du « soi » en tant qu’entité élémentaire auto-organisée.


Dialogique

Concept forgé par Morin pour exprimer la relation complexe, c’est-à-dire complémentaire, concurrente et antagoniste de deux logiques.

Contrairement à la dialectique hégélienne, la dialogique ne vise pas à une synthèse en une unité supérieure. « Je dis dialogique, non pour écarter l’idée de dialectique, mais pour l’en faire dériver. La dialectique de l’ordre et du désordre se situe au niveau des phénomènes ; l’idée de dialogique se situe au niveau du principe et, j’ose déjà l’avancer (…) au niveau paradigmatique. En effet, pour concevoir la dialogique de l’ordre et du désordre, il nous faut mettre en suspension le paradigme logique où l’ordre exclut le désordre et inversement. Il nous faut concevoir une relation fondamentalement complexe, c’est-à-dire à la fois complémentaire, concurrente, antagoniste et incertaine entre ces deux notions », écrit Morin dans le premier tome de La Méthode.

Du préfixe « dia » signifiant « deux », la dialogique tient à ce que les logiques ne fusionnent pas mais demeurent distinctes dans leur interaction de complémentarité. Il s’agit ainsi d’un véritable dépassement de la dialectique qui, selon Morin, échoue à résoudre le problème de la contradiction comme attribut du réel.

La dialectique traditionnelle ne parvient pas à assumer complètement la contradiction puisqu’elle hiérarchise, ne serait-ce que chronologiquement, les différentes logiques, perçues alors comme un moment du vrai, en vue d’une synthèse qui élimine littéralement la contradiction et dès lors la complexité des relations.

  • Là où la dialectique cherche la cohérence par le biais de l’élimination des différences et du respect des principes de logique formelle, tel le principe de non-contradiction,
  • la dialogique se manifeste dans la coopération de logiques qui peuvent s’opposer.
Notons cependant qu’il ne s’agit pas pour la dialogique d’exclure tout principe d’unité. Elle envisage cette dernière dans le cadre justement d’un système complexe où l’un ne s’oppose pas symétriquement à la différence. Au contraire, ces deux notions sont interdépendantes puisqu’il serait d’absurde de concevoir un processus d’unification sans différence, car ce qui n’est pas différent n’a logiquement pas besoin d’être unifié.


Éducation

Le principal objectif de la pensée complexe est de réconcilier les savoirs qui ont été cloisonnés en disciplines indépendantes par la pensée traditionnelle.

Cette démarche prend un sens très concret en matière d’éducation.

Critique vis-à-vis de l’apprentissage dispensé à l’école en France, Morin n’a cessé de dénoncer l’hyperspécialisation qui trie et rompt la communication entre les disciplines qui, selon lui, ne peuvent être véritablement ni comprises ni efficaces si l’on occulte les liens qui les relient aux autres domaines de connaissance.

Présidant le Conseil scientifique de la consultation « Quels savoirs enseigner dans les lycées ? » en 1998, Morin appelle à une réforme profonde de l’Éducation nationale. Tout d’abord,

  • dès l’école primaire, Morin préconise le souci de « répondre aux interrogations premières des enfants sur la vie ».
  • Au secondaire, il est essentiel d’effacer la frontière abusive qui sépare les matières scientifiques des humanités. Il convient de les faire dialoguer, sans hésiter à donner une place plus grande aux arts, négligés, voire méprisés, par l’école d’aujourd’hui.
  • Après le baccalauréat, Morin propose aussi une année propédeutique dans laquelle la culture générale serait enseignée pour tous.
  • Enfin, à l’université, Morin pense qu’il faudrait instaurer un socle transdisciplinaire qui représenterait 10 % du temps dans toutes les filières spécialisées.


Émergence

« Les émergences sont les qualités d’un système qui présentent un caractère de nouveauté par rapport aux qualités des composants considérés isolément ou agencés différemment dans un autre type de système », selon la définition de Morin. Autrement dit, l’émergence est cette valeur ajoutée qui, apparaissant au sein d’une organisation, démontre que le tout représente plus que la simple somme de ses parties. Toute organisation présente des émergences. Ainsi en est-il de l’atome qui dispose de propriétés originales, comme la stabilité, alors que celles-ci ne se retrouvent pas dans les particules qui la constituent.


Entropie

Notion thermodynamique qui caractérise le degré de dégradation de l’énergie d’un système, et donc son degré de désorganisation. L’entropie sert à rendre compte du désordre d’un système physique. Morin fondera sur cette notion son idée de dialogique de l’ordre et du désordre qui met à mal une conception du cosmos qui exclurait le désordre et le chaos. Le désordre prend dès lors la forme d’un principe organisationnel, au sens paradoxal où il introduit de la désorganisation nécessaire au maintien de l’intégrité d’un système.


Métamorphose

Face à un obstacle menaçant qu’il ne parvient pas à assimiler, un système a deux possibilités :

  • se désintégrer
  • ou se métamorphoser.

Face au progrès technique et scientifique, l’humanité est en cours de métamorphose. Mais cette métamorphose ne se présente pas forcément comme un bienfait pour l’homme. Elle peut être monstrueuse – l’humanité ayant désormais la possibilité technique de s’autodétruire – ou régénératrice.

De même, sur le plan politique, la métamorphose de l’humanité peut s’accompagner de l’avènement d’un État suprême totalitaire et oppressif ou d’une société-monde dépassant la logique belliqueuse des États-nations. Celle-ci est déjà défendue, amorcée par de grandes initiatives internationales, comme le mouvement altermondialiste, les ONG environnementalistes ou humanitaires mais elle peut aussi nous surprendre et surgir de là où on ne l’attend pas.

En effet, pour Morin, c’est au niveau des marges minoritaires que peut se jouer le basculement de l’humanité. L’histoire humaine en témoigne : combien de révolutions, d’avancées historiques ont d’abord vu le jour au sein d’une minorité de forces qui, semblant jusqu’alors trop faibles, sont parvenues à rendre possible ce qui était tenu pour impossible ?

« Toute métamorphose paraît impossible avant qu’elle survienne », écrit ainsi Morin dans le dernier tome de La Méthode.


Machine

Cette notion n’est pas employée dans son acception purement mécanique chez Morin. Pour ce dernier, la machine est un être physique « praxique, c’est-à-dire effectuant des transformations, des productions ou performances en vertu d’une compétence organisationnelle ».

Ainsi cette définition ne se limite nullement aux machines artificielles mais revient à la considération d’avant l’ère industrielle de la machine comme ensemble d’agencements complexes fonctionnant de manière organisée et régulière. Il existe, dès lors, des machines naturelles en ceci qu’elles sont des entités qui produisent et s’organisent.

La spécificité de la machine naturelle réside en ce qu’elle présente un degré d’autonomie beaucoup plus élevé que la machine artificielle. Elle a la capacité de s’auto-organiser et ainsi de faire face à l’imprévisibilité, contrairement à la machine artificielle qui obéit simplement à une logique de répétitivité.

Les machines naturelles peuvent aussi créer, c’est-à-dire engendrer du nouveau, des qualités nouvelles. La machine ne doit plus être pensée comme une grande horloge à la manière de René Descartes, mais comme praxis, c’est-à-dire production et force de création. En ce sens, tous les êtres vivants sont des machines à la fois productrices, reproductrices et autoproductrices.

Morin envisage désormais la moindre bactérie comme la forme la plus accomplie d’une machine dépassant de loin en complexité, en perfection la plus moderne des machines d’usine :

« Le vivant accomplit et épanouit pleinement l’idée de machine (…). L’artefact dès lors n’apparaît plus comme le modèle de la machine vivante, mais comme une variété dégradée et insuffisante de machine. »


Noologie

Terme emprunté à Pierre Teilhard de Chardin, la noologie sert à définir l’ensemble des productions et des mécanismes propres à l’esprit : les idées, les rêves, les mythes, les fantasmes, etc.

Elle se caractérise ainsi comme la science des choses de l’esprit, visant à saisir la manière dont les idées s’agencent les unes aux autres de façon à créer un système de pensées auto-organisé.

Selon Morin, cette science permet à la connaissance scientifique d’emprunter la voie d’une métaréflexion sur elle-même en élaborant les moyens théoriques d’une véritable réflexivité du chercheur.

Par ailleurs, la noosphère semble jouir d’une certaine autonomie vis-à-vis des esprits dont elle émerge. En effet, Morin explique que les idées finissent par détenir une vie propre et qu’elles parviennent même à dominer et asservir les hommes dont elles sont pourtant issues. L’autonomie des idées peut amener les hommes jusqu’à leur autodestruction.

En témoignent les guerres de religions qui ont jalonné le xve siècle.

En vérité, pour Morin, si les actions des hommes sont mutilantes, c’est que les idées qui les guident sont elles-mêmes mutilées. D’où la nécessité d’un rétablissement de la complexité qui empêche l’autonomie parfaite de la noosphère, la maintenant en lien étroit d’interdépendance avec l’organisation inhérente à l’homme.


Néguentropie

Concept thermodynamique qui se définit comme la quantité d’informations dont on dispose au sujet d’un système pour contrarier l’entropie qui le menace. Alors que l’entropie caractérise le degré de désordre présent dans un système, la néguentropie caractérise l’inverse, c’est-à-dire le degré d’ordre introduit par l’information que l’on possède d’un système.

Une organisation est ainsi néguentropique lorsqu’elle est capable de s’auto-organiser de telle sorte qu’elle puisse maintenir son intégrité selon le principe de la boucle récursive.


Paradigme

Emprunté à Thomas Kuhn dans son livre La Structure des révolutions scientifiques (1962), le paradigme est un schéma conceptuel qui dévoile les concepts et les catégories fondamentaux d’une pensée, d’une théorie ou d’une vision du monde.

Il révèle par ailleurs les relations logiques d’attraction/répulsion entre ces catégories ou concepts.

Dès lors, notre façon de penser est entièrement façonnée par des paradigmes culturels ou sociaux. Le paradigme est ainsi, pour Morin, d’ordre à la fois sémantique, logique et idéologique.

  • Sur le plan sémantique, le paradigme sert à rendre compte de l’intelligibilité d’une pensée de manière à ce que celle-ci fasse sens.
  • Sur le plan logique, il construit l’architecture des relations logiques qui interagissent au sein d’une pensée.
  • Enfin, sur le plan idéologique, le paradigme détermine les conditions d’organisation des idées, en les triant selon un principe d’association qui lui est propre.

Triplement influent, le paradigme est ce qui oriente le plus sûrement possible les raisonnements individuels et collectifs. À ce titre, Morin pense que seul un paradigme de la complexité peut enfin concourir à modifier la pensée contemporaine, mutilée dans des paradigmes simplificateurs qui occultent la complexité du monde et de la connaissance humaine.


Principe hologrammique

Image physique conçue par Dennis Gabor qui, à la différence de la photographie, est projetée en trois dimensions, lui conférant une impression de fidélité et de réalité très élevée. Dans cette image, chaque point contient presque la totalité de l’information sur l’objet représenté.

Ainsi, le principe hologrammique consiste à affirmer que le tout est déjà inscrit dans la partie, de la même façon que la partie est inscrite dans le tout.

Par exemple, une cellule porte en elle la totalité de l’information génétique, rendant possible le clonage.

  • Morin se sert de l’hologramme comme d’une métaphore pour illustrer la structure d’un système complexe.
  • L’homme est, dès lors, lui-même un hologramme de la société puisqu’il porte en lui la totalité de celle-ci, c’est-à-dire les codes sociaux, la culture, le langage, etc.


Re-

Préfixe qui caractérise la restitution biologique, « re » se manifeste par le maintien de l’homéostasie – la capacité d’un système à conserver son équilibre en dépit des contraintes extérieures – du corps. Ayant démontré que les cellules du corps humain ne cessaient de mourir par milliards sans mettre en danger l’intégrité de l’organisation vivante, la biologie moléculaire oblige, selon Morin, à considérer la notion de « re » comme processus répétitif, régénérateur et réorganisateur fondamental.

Il est le paradigme de l’organisation vivante qui se caractérise par son auto-organisation, à l’inverse des machines, qui maintient ses structures grâce à sa faculté de re-génération et de re-organisation.

En effet, en l’espace de deux années, un organisme vivant renouvelle complètement ses cellules. Pourtant, son identité, son intégrité, son unité ne sont pas menacées.

Mais le « re » est aussi rétroactif. La réorganisation implique forcément la rétroaction, c’est-à-dire un schéma bouclé qui régularise le système. Cependant, la rétroaction se distingue du processus récursif. Alors que la rétroaction ne joue qu’un rôle de régulation du processus, la récursion est indispensable à la reproduction du processus.

  • La rétroaction produit, maintient et relie le processus d’organisation, de telle sorte que son absence causerait la désintégration irréversible de l’organisation.
  • La récursion est l’organisation de l’organisation, symbolisée par la boucle récursive qui vient dépasser la conception linéaire de la causalité.


Tétragramme

Concept forgé par Morin, qui figure une image en forme de boucle, le tétragramme exprime la nécessité d’une organisation complexe qui lierait les notions d’ordre et de désordre.

L’ordre ne s’opposant pas radicalement au désordre, il s’agit de comprendre les différentes relations possibles structurant une organisation. C’est à l’interaction principalement qu’il reviendra d’articuler l’ordre et le désordre.

Le tétragramme prend la forme suivante :

ordre > désordre > interaction > organisation > ordre…