EM:Crisologie

De LERDA
(Redirigé depuis PC:Crisologie)
Aller à : navigation, rechercher


En 1976, Edgar Morin, proposait, dans la revue Communications, 
un texte programmatique justifiant l’élaboration d’une théorie complexe de la crise, intégrant la notion d’incertitude comme symptôme clé 
de l’élargissement d’une crise 
de la civilisation.


La notion de crise s’est répandue au XXe siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine.


Il n’est pas de domaine ou de problème qui ne soit hanté par l’idée de crise : le capitalisme, la société, le couple, la famille, les valeurs, la jeunesse, la science, le droit, la civilisation, l’humanité… Mais cette notion, en se généralisant, s’est comme vidée de l’intérieur. 


À l’origine, « krisis » signifie « décision » : c’est le moment décisif, dans l’évolution d’un processus incertain, qui permet le diagnostic. Aujourd’hui « crise » signifie « indécision ». C’est le moment où, en même temps qu’une perturbation, surgissent les incertitudes. Quand la crise était limitée au secteur économique, on pouvait au moins la reconnaître à certains traits quantifiés : diminution (de la production, de la consommation, etc.) ; accroissement (du chômage, des faillites, etc.). Mais dès qu’elle s’élargit à la culture, la civilisation, l’humanité, la notion perd tout contour. Elle permet tout au plus de dire que quelque chose ne va pas, mais l’information qu’elle donne se paie par l’obscurcissement généralisé de la notion de crise. Le mot sert désormais à nommer l’innommable ; il renvoie à une double béance : béance dans notre savoir (au cœur même du terme de crise) ; béance dans la réalité sociale elle-même ou apparaît la « crise ». Bien sûr, le terme a d’abord été appliqué aux organismes biologiques, et il peut effectivement leur être appliqué. Mais la crise est une notion qui déploie sa pleine richesse dans le cadre des développements sociohistoriques. Ce ne sera pour autant considérer le domaine anthropo-socialo-historique comme un domaine clos. 


Au contraire, et j’en viens à ce qui est à mes yeux le principe premier de toute crisologie : on ne peut faire une théorie des crises sociales, historiques, anthropologiques, que si on a une théorie de la société qui soit aussi systémique, cybernétique et bio-néguentropique (entropie négative). 


En effet, si on veut, pour concevoir la crise, aller au-delà de l’idée de perturbation, d’épreuve, de rupture d’équilibre, il faut concevoir la société comme système capable d’avoir des crises, c’est-à-dire poser trois ordres de principes, le premier systémique, le second cybernétique, le troisième néguentropique ; sans quoi la théorie de la société est insuffisante et la notion de crise inconcevable. 


Tout d’abord, le niveau systémique, c’est-à-dire propre à tout système quel qu’il soit. 


Le concept de système, c’est-à-dire d’ensemble organisé par l’interrelation de ses constituants, doit nécessairement faire appel à l’idée d’antagonisme. 


Toutes interrelations entre éléments, objets, êtres, supposent l’existence et le jeu d’attractions, d’affinités, de possibilités de liaison. Mais s’il n’y avait aucune force d’exclusion, de répulsion, de dissociation, tout se rassemblerait dans la confusion, et aucun système ne serait concevable. Pour qu’il y ait système, il faut qu’il y ait maintien de la différence, c’est-à-dire le maintien de forces sauvegardant au moins quelque chose de fondamental dans l’originalité des éléments, ou objets, ou interrelations, donc le maintien, contrebalancé, neutralisé ou virtualisé, de forces d’exclusion, de dissociation, de répulsion. Ainsi, toute interrelation nécessite et actualise à la fois un principe de complémentarité, nécessite et virtualise à la fois un principe d’antagonisme. Ainsi dans les noyaux atomiques, les répulsions électriques entre protons demeurent, à l’état neutralisé, surmontées par les interactions dites fortes, lesquelles comportent la présence de neutrons. Les liaisons entre atomes dans la molécule sont stabilisées par l’équilibration qui s’effectue entre l’électricité positive et négative. Ainsi, l’interrelation la plus stable suppose que des forces antagonistes soient à la fois maintenues et neutralisées. Le système, en établissant l’intégration des parties dans le tout à travers de multiples complémentarités (des parties entre elles, du tout avec les parties), instaure des contraintes, inhibitions, répressions, ainsi que la domination du tout sur les parties, de l’organisant sur l’organisé : ces contraintes et dominations asservissent, potentialisent des forces et des propriétés qui, si elles devaient s’exprimer, seraient antagonistes à d’autres parties, aux interrelations, à l’organisation, à l’ensemble du système. 


Il y a donc un antagonisme latent entre ce qui est actualisé et ce qui est virtualisé. Ce qui, dans les systèmes strictement physio-chimiques, est actualisé est complémentaire, associatif, organisational. Ce qui est virtualisé est désorganisateur et désintégrateur. Aussi peut-on énoncer ici le principe systémique suivant : l’unité complexe du système à la fois crée et refoule un antagonisme. L’antagonisme latent ou virtuel entre parties relationnées, ainsi qu’entre les parties et le tout, est l’autre face de la solidarité manifeste au sein du système. On peut donc formuler également le principe comme suit : les complémentarités systémiques sont indissociables des antagonismes. Ces antagonismes demeu­rent soit virtuels, soit plus ou moins contrôlés, soit même plus ou moins contrôlants. Ils font irruption quand il y a crise, et ils font crise quand ils sont en éruption. La régulation résulte donc de l’action antagoniste d’un ou plusieurs éléments sur un ou plusieurs autres éléments, dès que ceux-ci varient au-delà d’une zone de tolérance et menacent la stabilité, l’homéostasie, l’intégrité du système. 


La rétroaction négative est donc organisationnellement antagoniste à un antagonisme (antiorganisationnel) menaçant l’intégrité du système, en train de s’actualiser. Elle rétablit la complémentarité entre les éléments.

Ainsi, la régulation maintient la complémentarité générale par le moyen d’une action antiantagoniste partielle et locale. Il y a donc un lien ambivalent, au niveau cybernétique, entre complémentarité et antagonisme. Ce lien est de nature organisationnelle. La complémentarité joue de façon antagoniste à l’antagonisme et l’antagonisme joue de façon complémentaire à la complémentarité. La régulation et le contrôle s’opposent aux anta­gonismes virtuels qui sans cesse, dans de tels systèmes, commencent à s’actualiser. Ainsi l’antagonisme ne porte pas seulement en lui la dislocation du système, il peut contribuer aussi à sa stabilité et sa régularité.


On ne peut concevoir une organisation sans antagonisme, mais cet antagonisme porte en lui, potentiellement et tôt ou tard, inévitablement la ruine et la désintégration du système. Tel est un des angles sous lequel nous pouvons considérer le second principe de la thermodynamique. Toute interrelation, toute organisation se maintient en immobi­lisant (système figé et statique) ou en mobilisant (système dynamique) des énergies de liaison, qui permettent de compenser et contrôler les forces d’opposition et de dissociation, c’est-à-dire les tendances à la dispersion. 


L’accroissement d’entropie correspond à une dégradation énergétique/organisationnelle, laquelle libère les antagonismes, lesquels entraînent désintégration et dispersion. Nul système, même le plus statique, le plus bloqué, le plus clos, n’est à l’abri de cette désintégration. Précisément, nul système clos, lequel ne peut se restaurer en puisant de l’énergie et de l’organisation à l’extérieur. C’est pourquoi, conformément au second principe, il ne peut évoluer que dans le sens de la désorganisation. 


Autrement dit, tout système porte en lui, puisqu’il porte de l’antagonisme, sa propre désintégration potentielle, et le second principe le condamne à la dispersion à terme. Ce qui veut dire que tout système est condamné à périr. 


La seule possibilité de lutter contre la désintégration est d’intégrer et d’utiliser le plus possible les antagonismes de façon organisationnelle, de renouveler énergie et organisation en les puisant dans l’environnement (système ouvert), de pouvoir s’automultiplier de façon à ce que le taux de reproduction dépasse le taux de dégradation, être capable de s’autoréorga­niser, s’autodéfendre.


C’est le cas des systèmes vivants. Et la vie a tellement bien intégré en elle son propre antagonisme qu’elle porte en elle, constamment et nécessairement, la mort. 


Il n’y a pas d’organisation sans – ne serait-ce qu’à titre potentiel – antiorganisation. Pour la machine, c’est le feedback positif, pour l’être vivant, c’est la désorganisation permanente. Disons réciproquement : l’antiorga­nisation est à la fois nécessaire et antagoniste à l’organisation.



 Les composants 
du concept de crise


Le concept de crise, comme tout concept molaire, est en fait constitué par une constellation de notions interrelationnées. L’idée de perturbation est la première que fait surgir le concept de crise. Cette idée est en fait à double visage. D’une part, en effet ce peut être l’événement, l’accident, la perturbation extérieure qui déclenche la crise. Et, dans ce sens, les sources de crise peuvent être très diverses : mauvaise récolte, invasion suivie de défaite, etc. Mais plus intéressantes sont, non pas les perturbations originaires de crises, mais les perturbations issues de processus appa­remment, non perturbateurs. Souvent, ces processus apparaissent comme la croissance trop grande ou rapide d’une valeur ou variable par rapport aux autres : croissance « excessive » d’une population par rapport aux ressources dans un milieu donné (et, souvent en écologie animale, c’est, avant même la raréfaction des ressources, le franchissement d’un certain seuil de densité démographique qui provoque des perturbations « crisiques » dans les comportements), ou, comme on disait en économie classique, croissance excessive de l’offre par rapport à la demande. Quand on considère en termes systémiques ces types de processus, on voit que l’accroissement quantitatif crée un phénomène de surcharge : le système devient incapable de résoudre les pro­blèmes qu’il résolvait en deçà de certains seuils. Il faudrait qu’il puisse se transformer. Mais une telle transformation, il ne peut la concevoir ou l’effectuer. Ou bien la crise naît d’une situation de double-bind, c’est-à-dire de double coincement où le système coincé entre deux exigences contraires est paralysé, perturbé et déréglé. Plus largement, la perturbation de crise peut être envisagée comme une conséquence de surcharges ou double-bind, où le système se trouve confronté à un problème qu’il ne peut résoudre selon les règles et normes de son fonctionnement et de son existence courants. 


Dès lors, la crise apparaît comme une absence de solution (phénomènes de dérèglement et désorganisation) pouvant du coup susciter une solution (nouvelle régulation, transformation évolutive). 


Il est clair, dès lors, que ce qui est important pour le concept de crise, ce n’est pas tant la perturbation externe qui, effectivement, dans certains cas, déclenche un processus de crise ; c’est la perturbation interne, à partir de processus apparemment non perturbateurs. Et la perturbation interne, provoquée par surcharge ou double-bind, va se manifester essentiellement comme une défaillance dans la régulation, décadence d’une homéostasie, c’est-à-dire comme dérèglement. 



 Dérèglement, rupture 
et conflit


La vraie perturbation de crise est le dérèglement. Elle est au niveau des règles d’organisation d’un système, elle est au niveau, non seulement des événements phénoménaux extérieurs dans lequel est immergé écologiquement le système, mais de son organisation même, dans ce qu’elle a de génératif et régénérateur. 


Le dérèglement organisational va donc se traduire par dysfonction là où il y avait fonctionnalité, rupture là où il y avait continuité, feedback positif là où il y avait feedback négatif, conflit là où il y avait complémentarité.


Tout système vivant et, singulièrement, tout système social comporte du désordre en son sein, et fonctionne malgré le désordre, à cause du désordre, avec le désordre, ce qui signifie qu’une partie du désordre est refoulée, vidangée, corrigée, transmutée, intégrée. Or la crise est toujours une régression des déterminismes, des stabilités, et des contraintes internes au sein d’un système, toujours donc une progression des désordres, des instabilités, et des aléas. Cela entraîne une progression des incertitudes : la régression des déterminismes entraîne une régression de la prédiction. L’ensemble du système touché par la crise entre dans une phase aléatoire, où les formes que prendra son avenir immédiat sont incertaines. Bien entendu, une nouvelle prévisibilité, à un second degré, est possible dans certaines conditions : ainsi, par exemple, à supposer que dans une société donnée s’ouvre une période de « désordres » économico-politiques en chaîne, la prévisibilité au jour le jour s’affaiblit considérablement, mais il est prévisible qu’une solution autoritaire s’imposera, solution que l’on peut prévoir en étudiant les rapports de force, de stratégie dans ladite société et son environnement.


Ce qui est remarquable, c’est que le déferlement des désordres est associé à la paralysie et la rigidification de ce qui constituait la souplesse organisationnelle du système, ses dispositifs de réponse, de stratégie, de régulation. Tout se passe comme si la crise annonçait deux formes de mort qui effectivement conjuguées constituent la mort des systèmes néguentropiques : la décomposition, c’est-à-dire la dispersion et le retour au désordre des éléments constitutifs d’une part, la rigidité cadavérique, c’est-à-dire le retour aux formes et causalités mécaniques, d’autre part.


Plus la crise s’approfondit et dure, plus elle suscite une recherche de solutions de plus en plus radicales et fondamentales. La crise a donc toujours un aspect d’éveil. Elle montre que ce qui allait de soi, ce qui semblait fonctionnel, efficace, comporte au moins des carences et des vices. 


D’où le déclenchement d’un effort de recherche, qui peut aboutir à telle technique, telle invention, telle formule nouvelle juridique ou politique, laquelle innovation réformera le système et fera désormais partie intégrante de ses dispositifs et stratégies de réorganisation ; la recherche peut aller au-delà de la réforme et entraîner une restructuration, une « révolution » comme on dit, qui soit capable de constituer sur des bases nouvelles, voire une complexité plus grande, un « métasystème » qui puisse dépasser les double-bind fondamentaux révélant les limites et carences du système antécédent. Il y a donc, dans toute crise, un déblocage des activités intellectuelles, dans la formation d’un diagnostic, dans la correction d’une connaissance trop insuffisante ou faussée, dans la contestation d’un ordre établi ou sacralisé, dans l’innovation et la création. 


II y a donc, en même temps qu’une destructivité en action dans une crise qui s’approfondit (entrée en virulence des forces de désordre, de dislocation, de désintégration), une créativité en action. La crise libère simultanément des forces de mort et des forces de régénération. D’où son ambiguïté radicale. Mais l’ambiguïté apparaît sur un autre plan, au sein même du processus de recherche. La recherche de solutions prend des aspects magiques, mythiques, rituels. En même temps que les activités intellectuelles critiques, les processus magiques se déploient. On cherche à isoler, circonscrire la culpabilité, et à immoler, li­quider le mal en sacrifiant le ou les « coupables ». La recherche des responsabilités se sépare dès lors en deux branches antagonistes, l’une qui cherche à reconnaître la nature même du mal, l’autre qui cherche le bouc émissaire à immoler, et bien sûr, il y a multiplication de coupables imaginaires, le plus souvent marginaux ou minoritaires. Il faut les chasser comme des corps étrangers et/ou les détruire comme des agents infectieux. Ainsi la recherche de solution se déverse et se dévie dans le sacrifice rituel. En même temps, les malaises, malheurs, périls de crise suscitent comme en contre-choc de grandes espérances d’avenir meilleur, de solution finale et radicale, et l’espoir absolu. Le messianisme de salut vient gonfler, amplifier, déployer dans la crise la dimension mythologique, déjà présente dans toutes affaires humaines. 


Le concept de crise est donc extrêmement riche ; plus riche que l’idée de perturbation ; plus riche que l’idée de désordre ; portant en lui perturbations, désordres, déviances, antagonismes, mais pas seulement ; stimulant en lui les forces de vie et les forces de mort, qui deviennent, ici encore, plus qu’ailleurs, les deux faces du même phénomène. 


Dans la crise sont simultanément stimulés les processus quasi « névrotiques » (ma­giques, rituels, mythologiques) et les processus inventifs et créateurs. Tout cela s’enchevêtre, s’entrecroise, se combat, se combine… 


Et le dé­veloppement, l’issue de la crise sont aléatoires non seulement parce qu’il y a progression du désordre, mais parce que toutes ces forces, ces processus, ces phénomènes extrêmement riches s’entre-influent et s’entre-détruisent dans le désordre. La crise met en mouvement des processus désordonnés qui peuvent devenir déchaînés. Dans ces conditions, l’action, qui se fonde sur la prévisibilité et la mise en œuvre de déterminismes, se trouve quasi étouffée. Mais sous un autre angle, l’action se trouve stimulée. 


En situation normale, la prédominance des déterminismes et des régularités ne permet l’action qu’entre des marges extrêmement étroites, et allant dans le sens de ces déterminismes et régularités. Par contre, la crise crée des conditions nouvelles pour l’action. 


De même que la stratégie militaire ne peut se déployer que dans le cadre aléa­toire des batailles, de même que toute situation aléatoire permet les coups d’audace dans les stratégies de jeux, y compris les jeux de la politique, de même la situation de crise, de par ces incertitudes et aléas, de par la mobilité des forces et des formes en présence, de par la multiplication des alternatives, crée des conditions favorables au déploiement des stratégies audacieuses et inventives, favorables à ce ca­ractère propre à toute action : la décision entre divers comportements ou diverses stratégies possibles. Des décisions, à des moments d’acmé, de tout ou rien, prises par un nombre très restreint d’individus, voire un seul individu (alea jacta est) peuvent entraîner des conséquences irréversibles et incalculables sur tout le processus. Dans ce sens également la crise est tributaire de l’aléa : à certains de ses moments-carrefours, il est possible à une minorité, à une action individuelle, de faire basculer le développement dans un sens parfois hautement improbable. L’amplification du rôle de l’action individuelle et l’amplification du rôle de l’aléa vont de pair, sont les deux faces du même phénomène.


La crise porte en elle, en ce qui concerne les sociétés historiques, non seulement la potentialité du retour au statu quo ante (par résorption de la perturbation), non seulement la potentialité de désintégration du système en tant que système (une société peut se scinder, se dissocier), non tant la possibilité de désintégration totale (une société historique est relativement increvable, et seul un génocide, une atteinte mortelle à son éco-système, peut radicalement la désintégrer) mais, aussi et surtout, des possibilités de changement. 


Ces changements peuvent être locaux, de détail, mais ils peuvent constituer des transformations au cœur de l’organisation sociale même, et les plus profonds concernant évidemment l’organisation générative de la société, qui régénère sans cesse l’organisation phénoménale (ce qu’on appelle, en idiome vulgaire des sciences sociales, la « structure »). Le caractère incertain et le caractère ambigu de la crise font que son issue est incertaine. 



 Vers une crisologie ? 


Nous croyons en la possibilité et l’utilité d’une crisologie. Celle-ci devrait comporter une méthode d’observation quasi clinique, elle-même liée à une déontologie : les crisis centers ne doivent pas être seulement médicaux, ils pourraient s’étendre à tous les domaines ; les maisons de la culture devraient être des crisis centers, non des offices de spectacles. Mais la méthode d’observation/intervention doit être liée à une théorie. Répétons : il n’y a pas de théorie crisique possible sans théorie de l’auto-(géno-phéno)-éco-ré-organisation.


J’espère avoir montré que l’on peut élever la crise au niveau d’un macroconcept riche, complexe, portant en lui-même une constellation de concepts. Le fait que nous soyons amenés à introduire l’incertitude, l’aléa, et l’ambiguïté dans le concept de crise correspond, non à une régression théorique, mais, comme partout où ont pénétré l’incertitude et l’ambiguïté, à une régression de la connaissance simple, de la théorie simple, ce qui permet une progression de la connaissance complexe et de la théorie complexe. En effet, nous pouvons mieux comprendre l’intuition marxienne ainsi que l’intuition freudienne selon lesquelles la crise est à la fois un révélateur et un effecteur. On voit mieux en effet comment la crise révèle ce qui était caché, latent, virtuel au sein de la société (ou de l’individu) : les antagonismes fondamentaux, les ruptures sismiques souterraines, le cheminement occulte des nouvelles réalités. En même temps, la crise nous éclaire théoriquement sur la part immergée de l’organisation sociale, sur ses capacités de survie et de transformation. Et c’est sur ce point que la crise est quelque chose d’effecteur. Elle met en marche, ne serait-ce qu’un moment, ne serait-ce qu’à l’état naissant, tout ce qui peut apporter changement, transformation, évolution. 


Il est de plus en plus étrange que la crise, devenant une réalité de plus en plus intuitivement évidente, un terme de plus en plus multiplement employé, demeure un mot aussi grossier et creux ; qu’au lieu d’éveiller, il contribue à endormir (l’idée de « crise de civilisation » est ainsi devenue complètement soporifique, alors qu’elle comporte une vérité inquiétante) ; ce terme diagnostic a perdu toute vertu explicative. Il s’agit aujourd’hui d’approfondir la crise de la conscience pour enfin faire émerger la conscience de la crise. La crise du concept de crise est le début de la théorie de la crise.