Principes de diktyologie - 2012 - Paul Matthias

De LERDA
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M. Paul Mathias, inspecteur général de philosophie, est intervenu lors du stage "Penser le numérique" qui s’est déroulé le 17 octobre 2012 à Poitiers. Il est intervenu, non pas ès-qualités, mais pour livrer à l’assistance la situation de ses recherches philosophiques sur les questions de sens que lui paraissent poser les réseaux numériques. Les sous-titres qui divisent le texte ci-dessous pour faciliter la lecture sur écran sont le fait du rédacteur de ce compte rendu.

Nous avons tous une expérience de ce que sont lire des mails, participer à une liste de diffusion, construire un blog etc. Mais en connaissons nous le sens ?

Si nous ne savons pas le définir clairement tout en en ayant un usage pertinent, c’est que nous ne sommes ni tout à fait ignorants et aliénés à un dispositif technique donné, ni complètement savants et libres face à lui.



L’approche technique du numérique

On peut donner une définition technique du numérique. C’est un ensemble de langages informatiques permettant à des machines de communiquer en réseau. Un réseau numérique, et notamment l’Internet, ce sont des machines interconnectées par des câbles, des satellites, de l’énergie, des protocoles informatiques, en vue de diffuser de l’information.

Il y a ainsi le hardware, c’est-à-dire les machines elles-mêmes dont les composants hypercomplexes renvoient à l’hypercomplexité du réseau industriel qui permet de les fabriquer (penser aux dispositifs techniques nécessaires à la fabrication d’une puce électronique et de ses circuits nanométriques). Et il y a le software, c’est-à-dire des logiciels qui combinent un grand nombre de langages informatiques pour produire les usages naturels qui sont les nôtres. Hard et soft sont inséparables : ce sont comme les deux faces d’une pièce qui comporte cependant une troisième dimension (son épaisseur ?) : le humanware — le tissu humain qui rend l’ensemble du dispositif utilisable et dynamique..

Le numérique et, tout particulièrement l’Internet, forme donc ce triptyque suscitant des idées approximativement vraies. On pense ainsi que l’essentiel du numérique, c’est le software, c’est-à-dire de la pensée, des idées exprimées plus ou moins élégamment à travers un langage informatique, de sorte que certains informaticiens ont pu parler "de poésie appliquée".

Mais on oublie alors facilement qu’il y a des conséquences matérielles et écologiques à cette production de pensée, étant donnée l’inséparabilité du hardware et du software. Il y a lieu de thématiser l’inscription du software dans le monde matériel.


Les enjeux anthropologiques du numérique

Une lecture assez sommaire de Heidegger pourrait nous conduire à dénoncer ici l’arraisonnement de la nature en comptant sur la poésie pour nous sauver. Mais la poésie est peut-être dans la machine, sous la forme de ses algorithmes. Le numérique nous conduit dès lors plutôt à reformuler le problème de la technique.

Le plus important n’est pas ici le contexte de guerre économique de notre question, c’est que le numérique enveloppe notre monde contemporain. Les machines ont acquis un rôle tel qu’on ne peut plus comprendre ce monde sans elles. Tous les éléments artificiels qui nous entourent renvoient à des machines qui relèvent de la numérisation des informations qui leur permettent de fonctionner. Le numérique est ainsi omniprésent.

Cela implique de nouvelles manières d’être ensemble, de construire de l’intersubjectivité car ces machines font passer de l’information, des intentions, des idées, des affects. L’univers machinique dans lequel nous nous accomplissons n’est plus hors de nous mais constitue un continuum qui va du monde industrialo-informationnel "extérieur" à ce que nous sommes. Il ne s’agit pas de dire ici qu’on vit dans un monde où les machines ont "pris le pouvoir", mais que l’ordinaire de nos existences passe désormais par du numérique. Il faut donc une ontologie des réseaux. Le numérique exprime, différemment du marteau et de la faucille, ce que nous sommes devenus.


La tâche de la philosophie face au numérique

L’imprimerie avait reconfiguré le monde de Montaigne. Dans notre monde, c’est le numérique qui nous reconfigure. Nous vivons dans un océan d’informations qui affecte les aspects les plus triviaux de nos vies. La tâche de la philosophie n’est pas d’abord de s’interroger sur les usages que nous avons du numérique, ce qui relèverait plutôt de la sociologie. Elle est d’expliciter, de rendre compte de la texture représentationnelle et symbolique que présentent les réseaux.

Elle est de comprendre ce que signifie le fait que les machines contemporaines communiquent en permanence, même quand on n’y prend aucune part, automatiquement, comme lorsque des algorithmes organisent pour nous et à notre place des savoirs (Google, Wiki, etc.). Notre ordinateur, en vérité, reçoit et envoie des informations en permanence lorsqu’il est connecté à l’internet. L’Internet, au fond, est en lui-même une écriture permanente et en transit.

Qu’est-ce donc alors qu’écrire ? Une machine, ça écrit, ça produit du sens, même là où il n’y en a pas pour nous, tout simplement du fait des automatismes qu’elle mobilise et des conséquences sémantiques qui en résultent. On peut en parallèle se demander : "qu’est-ce qui vaut le détour dans tout ce que j’ai écrit sur Internet ?" Nous n’arrêtons pas d’écrire, de produire du signifiant, mais le signifié se réduit à l’intérêt personnel, familial ou privé auquel il se résume. Cependant la communication ne se réduit pas à dire des choses importantes ou intéressantes à des interlocuteurs eux-mêmes intéressés. Il y a aussi, dans les espaces numériques, le plaisir de parler pour ne rien dire, ce qui peut demander du talent. Internet est alors le spectacle de l’entre-expression du sens et du non-sens. Il y a de la parole sérieuse, celle principalement qui produit du droit, de la norme. Mais il y a aussi un régime de vie, de la circulation d’écrit et de signification, qui est à lui-même sa propre fin.

On peut alors former un néologisme pour désigner cette étude de ce que les réseaux dévoilent de nous-mêmes, en s’appuyant sur le grec δίκτυο qui signifie réseau : la diktyologie. On peut mener cette étude selon trois axes.


Les trois axes de la diktyologie

L’axe logologique 
L’écriture, la production de signifiants fait que les réseaux forment un système de signification en translation. Ainsi quand on écrit un mot dans son navigateur, celui-ci est interprété par ce logiciel, qui l’interprète pour le système d’exploitation, qui l’interprète à son tour pour la machine. On manipule plusieurs langages sans s’en apercevoir, qui s’écrivent avec la machine.
On pourra alors se demander ce que signifie participer ainsi à une oeuvre commune. Nous avons l’illusion d’écrire ce que nous voulons, mais pour cela on utilise des protocoles contraints qui ne peuvent pas être sans incidence sur l’écrit et la pensée qui y préside.


L’axe nomologique 
la concurrence des normativités.: Il y a un projet d’"Internet responsable" (éviter les échanges illégaux, voire immoraux, ne pas être agressif...) mais la responsabilité, au delà de la morale familiale ou sociale, consiste par exemple à savoir pourquoi on choisit tel navigateur plutôt que tel autre. La véritable responsabilité est dans l’appropriation des langages. "Le code, c’est la loi", pour paraphraser le juriste américain Lawrence Lessig. Quand une société américaine comme l’ICANN a le monopole mondial de la régulation des noms de domaine de premier niveau (.com, .fr, .org...) avec les codes informatiques qui leur correspondent, cela mérite réflexion.[1]


L’axe égologique 
La question n’est pas "que suis-je dans cette salle des machines ?" mais "qu’est-ce que cette subjectivité liée à Internet, qui se définit par le numérique ?" Nous sommes à distance numérique de nous-mêmes car les réseaux sont de la mémoire et des traces, et non pas simplement le dépôt de ce que nous fûmes et de ce que nous continuons d’être. Les réseaux permettent ainsi de mettre sur le même plan passé et présent. D’un point de vue informatique, il n’y a pas de différence essentielle entre entre 2002 et 2012 : l’on est "tout entier" dans ce qu’on écrivit en 2002, "tout entier" dans ce qu’on écrit en 2012.
L’identité personnelle est ainsi devenue élastique. Elle est exposée non plus seulement aux intentions de mes interlocuteurs mais à des machines qui définissent mon identité. Par exemple, mon identité est prise en charge par des sites marchands qui, au moyen de leurs algorithmes, se souviennent de mes précédentes recherches et me proposent des produits susceptibles de m’intéresser.


Tout cela ne nous plonge pas dans les mondes de Blade runner ou de 1984 mais mérite d’être élucidé pour comprendre à nouveaux frais la façon dont nous produisons notre monde.




  1. Si l’on veut des citoyens qui comprennent le monde dans lequel ils vivent, il faut alors leur apprendre à lire et à écrire les langages informatiques et à réfléchir sur les potentialités du numérique en termes de liberté ou d’aliénation.