EU:Sciences et discours rationnel

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SCIENCES Sciences et discours rationnel

Jean LADRIÈRE : professeur émérite à l'université catholique de Louvain (Belgique)


En première approximation, on pourrait dire que la science est un mode de connaissance critique. Le qualificatif « critique » doit être entendu ici en un double sens : il indique, d'une part, que la science exerce un contrôle vigilant sur ses propres démarches et met en œuvre des critères précis de validation, d'autre part, qu'elle élabore des méthodes qui lui permettent d'étendre de façon systématique le champ de son savoir. La démarche scientifique est à la fois réflexive et prospective. Il est essentiel de remarquer que les principes organisateurs de la science ne lui sont pas fournis par une instance extérieure ; l'élaboration des critères de validité et des méthodes de recherche fait partie intrinsèquement du développement du savoir scientifique lui-même. Cela ne signifie pas cependant que ces principes sont reconnus en toute clarté et de façon exhaustive dans le moment même de leur mise en œuvre. Immanents aux démarches effectives, ils doivent être progressivement dégagés de celles-ci par un effort spécifique de thématisation. Cet effort doit prendre lui-même une forme critique ; il ne s'agit pas seulement de mettre en évidence des idées inspiratrices et des critères de construction opérant en fait, de façon implicite, dans la recherche ; il faut aussi les soumettre à un examen clarificateur et à des épreuves de validité, et cela dans l'intérêt même de la recherche.

On pourrait utiliser, de façon générale, pour désigner les idées, critères et principes qui sont mis en œuvre dans la démarche scientifique, le terme de « présuppositions ». Ces présuppositions se répartissent en niveaux hiérarchisés ; ainsi, certaine classe de principes peut être commandée par un critère qui joue, à leur égard, le rôle d'une présupposition plus fondamentale. L'étude des présuppositions des diverses sciences, et de la science en général, fait l'objet de ce qu'on appelle les « recherches sur les fondements ». Ces recherches mettent en œuvre des méthodes de caractère scientifique, telles que l'axiomatisation, la construction de modèles, etc. Elles relèvent dès lors elles-mêmes des présuppositions qu'elles ont pour fonction de mettre au jour. Il y a donc inévitablement un processus circulaire dans le travail « fondationnel » ; autrement dit, il n'est pas possible d'établir un fondement des sciences ultime et absolu. Les recherches fondationnelles n'ont jamais qu'un caractère relatif ; elles explicitent les présuppositions, mais toujours relativement à d'autres présuppositions, donc sans pouvoir fournir une justification en dernière instance. Il apparaît en tout cas que la démarche scientifique est critique à deux niveaux : d'une part, au niveau de la recherche elle-même, qui met en œuvre de façon systématique des procédures de validation, d'autre part, au niveau des recherches fondationnelles, qui soumettent à une épreuve de discernement ces procédures elles-mêmes.

La science, au cours de son histoire, s'est rendue parfaitement autonome à l'égard de la philosophie. Elle pose toutefois à la philosophie des problèmes fondamentaux : comment le savoir scientifique est-il possible ? comment s'explique l'accord, au moins partiel, enregistré par la démarche scientifique, entre les opérations de l'esprit et le fonctionnement des systèmes réels ? comment s'explique le progrès de la connaissance scientifique ? qu'en est-il de son historicité ? quelles sont ses limites éventuelles ? quels sont les rapports entre la science et l'action, entre la science et la vie sociale, entre la science et la destinée de l'homme ? y a-t-il ou non une téléologie de la science ? etc. Ces questions relèvent à la fois d'une anthropologie philosophique, dans la mesure où la science est le fait de la raison humaine et intéresse concrètement, tant par son devenir interne que par ses résultats, l'existence de l'homme, et d'une logique philosophique, dans la mesure où elle est une forme privilégiée (certains diraient même la seule forme authentique) de la manifestation du « logos ». Les deux perspectives, anthropologique et logique, ne se rejoignent d'ailleurs pas nécessairement, et leur rapport soulève une nouvelle question philosophique, que le problème de la science ne fait qu'illustrer : qu'en est-il du rapport de l'homme au « logos » ? Cette question appelle sans doute un horizon d'élucidation ontologique ; c'est seulement dans un tel horizon que la question du « logos » reçoit sa véritable dimension.

La « philosophie des sciences », au sens strict du terme, concerne les problèmes qui viennent d'être évoqués. Il faut remarquer cependant que l'expression « philosophie des sciences » est très fréquemment utilisée pour désigner ce qui a été appelé ci-dessus « recherches sur les fondements ». Pour certains auteurs (en particulier pour ceux qui appartiennent à la tradition stricte du néo-positivisme), les seuls problèmes « philosophiques » qui peuvent être posés à propos de la science sont des problèmes fondationnels. Pour eux, « philosophie des sciences » est donc synonyme de « recherches sur les fondements ». Pour d'autres, parmi lesquels se trouvent d'ailleurs des représentants du courant de l'empirisme logique (entendu au sens le plus général du terme), l'expression « philosophie des sciences » peut s'appliquer à la fois aux recherches fondationnelles et à des formes proprement « philosophiques » de réflexion sur la science. (Les positions peuvent naturellement varier beaucoup sur ce que l'on entend au juste par « philosophique ».) Quant à l'expression « épistémologie », elle semble pouvoir s'appliquer aussi bien à des investigations de type fondationnel qu'à des recherches portant sur les conditions de possibilité de la science, ses fondements anthropologiques et logiques, sa signification en tant que phénomène global. En général, le terme « épistémologie » est plutôt utilisé pour désigner ce deuxième type de recherches.

Il y a une question de caractère fondamental qui est souvent discutée dans le cadre de la « philosophie des sciences » ou de l'« épistémologie » : c'est celle de la scientificité de la science. Cette question relève à la fois d'une enquête sur les fondements (dans la mesure où elle concerne les critères de validation que la science elle-même met en œuvre dans ses démarches afin de reconnaître ce qui est scientifiquement acceptable) et d'une réflexion philosophique sur les conditions de possibilité et les limites de la connaissance scientifique.

Les divers types de science et leurs modes de validation :

le type formel pur

Il n'est guère possible de parler de « la » science en toute généralité, sauf à en rester à un discours extrêmement formel, car le domaine de la connaissance scientifique se fragmente en sous-domaines dont chacun a sa spécificité et ses présuppositions propres. En première approximation, on pourra distinguer trois grands types de science : le type formel pur, le type empirico-formel et le type herméneutique (qui, comme on le verra, fait sérieusement problème). On ne pourra entreprendre ici une description détaillée de ces différents types, mais on s'efforcera de préciser quel est le mode de validation propre à chacun d'eux.

Appartiennent au type formel pur les mathématiques et la logique formalisée. La distinction entre mathématiques et logique pose un problème spécifique qui ne sera pas examiné ici. Le fait décisif est que la logique s'est révélée susceptible d'être étudiée par des méthodes qui ont depuis longtemps fait leurs preuves en mathématiques. La notion de système formel offre une représentation parfaitement claire de cet état de choses. Un système formel est un dispositif abstrait qui permet d'engendrer une classe de propositions (formulées dans un langage donné) à partir de deux types de spécification : celle d'une sous-classe déterminée de la classe en question (formée des axiomes) et celle d'un certain nombre de règles de déduction. Les théories logiques comme les théories mathématiques peuvent être érigées en systèmes formels. On peut donc présenter les sciences mathématiques et logiques comme relevant d'une solide discipline fondamentale : l'étude des systèmes formels.

L'idée de système formel ne fait elle-même que donner une formulation précise à celle de démonstration. C'est cette dernière qui est la base du principal critère de validation dans les sciences formelles : est acceptable ce qui est démontrable. Démontrer une proposition, c'est la rattacher par une série d'étapes, dont chacune consiste en l'application d'une règle préalablement reconnue, à une ou à plusieurs propositions premières, dont la validité est supposée préalablement acceptée. La notion de démonstration soulève dès lors la question de la validité des règles et des axiomes. Dans la conception ancienne de l'axiomatique, on résolvait cette question en faisant appel à l'évidence intuitive ; il suffisait, pensait-on, de mettre en jeu des règles suffisamment simples pour qu'elles apparussent immédiatement comme légitimes (c'est-à-dire comme capables d'assurer la propagation de la vérité des prémisses aux conséquences) et des propositions suffisamment fondamentales pour qu'elles apparussent comme évidentes par elles-mêmes et, dès lors, comme acceptables sans démonstration. Les développements modernes (en particulier, l'apparition des géométries non euclidiennes et, plus tard, des paradoxes) ont conduit à une mise en doute systématique des vertus de l'intuition et à une radicalisation des procédures de formalisation. Ainsi s'est fait jour une nouvelle conception de l'axiomatique, selon laquelle le critère ultime de validité est la non-contradiction. Il s'agit là d'une propriété purement formelle.

Selon ce critère, on éprouvera conjointement la validité des règles et celle des axiomes selon le processus suivant. Soit une théorie fondée sur un ensemble d'axiomes A et utilisant un ensemble de règles de déduction R. On formalise complètement cette théorie ; cela revient à construire un système formel ayant précisément pour axiomes les propositions de l'ensemble A et pour règles de déduction les règles de l'ensemble R. On s'efforcera de démontrer que ce système ne peut conduire à une contradiction. Il suffira pour cela de démontrer qu'on ne peut dériver dans ce système n'importe quelle proposition (formulable au moyen du vocabulaire de base et selon les règles de formation utilisées par le système).

En fait, il n'a été possible, jusqu'ici, d'obtenir des démonstrations de non-contradiction que pour une catégorie relativement restreinte de système. En l'absence d'une démonstration de non-contradiction pour un système donné, on se contentera de constater que le système en question, dans la mesure où il est connu, ne contient pas, en fait, de contradiction. Et, si des contradictions se présentent, on prend des mesures de caractère local pour les éliminer. Mais cette situation appelle de nouvelles élucidations. D'une part, l'idée même de démonstration de non-contradiction met en œuvre la notion de dérivation, qui n'est pas encore suffisamment clarifiée. Pour mettre en lumière ce qui est impliqué dans cette notion, il faut la formaliser, c'est-à-dire élaborer, sous les espèces d'un système formel approprié, une théorie des situations inférentielles (relations entre propositions résultant précisément de leurs modes d'intervention respectifs dans une dérivation). D'autre part, il importe de mettre en évidence les mécanismes de nature logique qui donnent lieu aux contradictions (là où elles apparaissent). Ce sont là deux des principaux problèmes auxquels sont confrontées aujourd'hui les recherches fondationnelles dans le domaine des sciences formelles. La « logique de la déduction naturelle » s'attache au premier de ces problèmes, la « logique combinatoire » au second. Il y a selon toute vraisemblance une unité profonde de ces deux problématiques, unité que les recherches en cours réussiront sans doute à mettre en évidence.

Cependant, une vue purement formaliste des sciences formelles ne paraît pas capable de rendre compte complètement de leur mode de fonctionnement et, surtout, de leur mode de progression. Il y a une historicité des théories mathématiques et logiques que l'on ne peut mettre entre parenthèses. Ces théories se sont élaborées, au cours du temps, dans un certain ordre ; certaines apparaissent comme plus fondamentales que d'autres ou comme plus « intéressantes » (c'est-à-dire plus riches en développements potentiels), et le développement même des théories connues fait apparaître des « problèmes » qui, souvent, appellent la création et l'exploration de nouvelles théories. Bref, il y a une sorte d'auto-engendrement des théories formelles, qui obéit à certaines nécessités internes et par rapport auquel les systèmes formels existants ne représentent en somme qu'un état momentané de thématisation. L'idée de démonstration demeure un fil conducteur, mais elle a elle-même évolué, dans le sens d'une formalisation croissante, comme on l'a indiqué ci-dessus. La tendance à la formalisation est ainsi elle-même une manifestation de l'historicité des sciences formelles. Il n'y a pas un critère absolu de validité, posé une fois pour toutes, mais une sorte d'épuration progressive des critères, qui va de pair avec l'extension du champ mathématique et la découverte de domaines nouveaux.

C'est en définitive l'historicité de la pensée formelle qu'il faut interroger. On pourrait dire que cette pensée est à la recherche à la fois de son objet et de sa méthode. La réalité mathématique n'est pas donnée à l'avance, dans une sorte d'intuition. Elle est découverte progressivement, dans une construction qui est de caractère essentiellement prospectif et qui, pour cette raison, n'est jamais pleinement assurée de la validité et de l'efficacité de ses procédés. C'est au fur et à mesure de la construction du champ mathématique que se précisent les méthodes de cette construction elle-même. Le critère de non-contradiction n'est au fond qu'une sorte de garde-fou. Il marque la limite de ce qui est acceptable, il ne suffit pas à indiquer les voies efficaces de la progression. Ce qui paraît essentiel, de ce point de vue, c'est la capacité de la pensée à ressaisir le champ tout entier de l'actualité mathématique et à discerner en lui les exigences internes de dépassement qu'il manifeste, en telle ou telle région, à partir des problèmes qui s'y posent et des possibilités de thématisation qui s'y dessinent.

Il y a une intentionnalité opérante qui habite les théories formelles et qui est comme la trace annonciatrice, en elles, de la réalité d'ordre idéal dont elles fournissent des esquisses partielles et provisoires. Toute progression décisive se fait à partir d'une reprise de cette intentionnalité, qui prolonge l'acquis vers ce qui n'est pas encore thématisé. Mais elle ne devient effective que dans et par la formalisation. Celle-ci est exigée par la nature même de l' objet étudié. L'historicité de la pensée formelle doit donc être comprise dans sa liaison intrinsèque aux procédures de représentation qui sous-tendent la construction des systèmes formels. La création est le mouvement même de cette historicité. Mais, à la différence des procédures de représentation, elle ne paraît pas pouvoir être formalisée, en tout cas quant à son contenu essentiel, car, pour en donner une transposition formelle, il faudrait connaître déjà le domaine auquel elle doit précisément donner accès, il faudrait pouvoir se placer dans une instance qui surplomberait la création elle-même. La formalisation ne vient jamais qu'après coup. Le type de fondation qu'elle peut fournir n'est donc que relatif. Le mouvement créatif ne peut s'appuyer que sur son propre élan. Faute de se connaître dans son terme ultime, il ne peut se donner une assise absolument certaine. Chaque étape est justifiée autant qu'elle peut l'être, dans la transparence des opérations formelles. Le sens général de l'entreprise reste, en son fond, énigmatique.

Le type empirico-formel

Le modèle par excellence des sciences de type empirico-formel est fourni par la physique. À la différence des sciences formelles pures, qui construisent entièrement leur objet (ou, plus exactement, ne le découvrent qu'en le construisant), la physique se rapporte à un objet extérieur, qui est donné dans l'expérience empirique : la réalité matérielle, considérée dans ses manifestations non vivantes. De plus, elle a recours à des constructions théoriques, qui sont analogues à celles des sciences formelles, et qui utilisent du reste très largement des théories mathématiques. Il y a donc deux composantes dans la science physique : une composante théorique, de nature formelle, et une composante expérimentale, de nature empirique. On peut à bon droit parler à son sujet d'un savoir empirico-formel. La question essentielle que soulève un tel savoir est celle de l'articulation entre ses deux composantes. Le développement de la physique a fait voir de façon très évidente qu'on ne peut rendre compte du statut de la théorie physique dans les termes d'une doctrine de l'induction. La théorie n'est nullement le résultat d'une démarche de généralisation à partir de cas individuels. Elle est le produit d'une construction intellectuelle, dans laquelle peuvent intervenir des analogies suggérées par l'expérience, mais qui, comme telle, est indépendante des données empiriques et se laisse guider par des principes organisateurs qui sont eux-mêmes de nature formelle. (C'est ainsi que les « principes de relativité » jouent un rôle fort important dans l'élaboration des théories physiques. De tels principes ne fournissent pas un contenu, mais représentent une prescription quant à la forme de la théorie à construire : les relations fondamentales de celle-ci doivent être invariantes par rapport à certaines transformations.) À l'égard du domaine empirique à explorer, la théorie représente un véritable « a priori ». Mais il n'en reste pas moins qu'elle doit pouvoir s'appliquer à la réalité physique, qu'elle doit avoir une portée cognitive effective quant aux contenus empiriques. Il s'agit d'expliquer comment.

Il est utile, pour éclairer ce problème, d'examiner le fonctionnement de la physique du point de vue de l'analyse du langage. La physique utilise deux espèces de langage, l'un théorique, l'autre expérimental.

Le langage théorique contient des termes purement logiques, des termes mathématiques, et un certain nombre de termes, qu'on pourra appeler « descriptifs » pour les opposer aux précédents et qui correspondent au contenu proprement physique de la théorie. Au moyen de ces termes peuvent être formées des propositions. Dans le cadre de ce langage se trouve formulée la théorie proprement dite, qui consiste en une classe, engendrée axiomatiquement, de propositions du langage. Certaines propositions sont choisies comme axiomes ; elles expriment le contenu essentiel de la théorie. Les autres en découlent par application des règles de déduction couramment admises (éventuellement spécifiées). De ce point de vue, la théorie fonctionne comme n'importe quel système formel. Mais, pour avoir le statut d'une théorie physique, elle doit être munie d'une interprétation et, en outre, elle doit pouvoir être mise en relation avec le langage expérimental. C'est à ce niveau que se posent les problèmes les plus difficiles.

Selon le point de vue empiriste strict, qui caractérisait le néo-positivisme du début, les seuls contenus de connaissance que nous puissions acquérir nous sont donnés par les impressions sensibles. Seuls, par conséquent, les termes observationnels (correspondant à un contenu d'observation bien déterminé) ont un sens immédiat. Les autres termes descriptifs (non formels) n'ont qu'un sens dérivé, qui doit être spécifié par « réduction » à des termes observationnels. D'autre part, les résultats des observations sont formulés dans des propositions de base, les « propositions protocolaires » ; une théorie est « vérifiée » dans la mesure où elle s'accorde avec cette base observationnelle. Or, le mécanisme proposé pour la « réduction » des termes descriptifs théoriques correspond exactement au processus de la vérification des propositions théoriques dans lesquelles figurent ces termes. Il y a donc identification du problème de l'interprétation et de celui de la mise à l'épreuve. Cette façon de voir réduit le langage théorique à n'être qu'une sorte d'expédient, un détour plus ou moins commode qui permet de relier entre eux des résultats d'observation. Elle ne fait pas droit à l'autonomie de la théorie et à son contenu propre de signification, et soulève des difficultés telles qu'une nette dissociation des deux problèmes semble s'imposer.

L'interprétation d'une théorie est un problème sémantique, sa mise à l'épreuve un problème méthodologique. La méthode couramment utilisée pour interpréter une théorie consiste à construire un « modèle ». Le modèle joue en quelque sorte le rôle d'un intermédiaire entre la théorie et la réalité physique. Il est constitué d'entités idéales, supposées dotées de certaines propriétés et reliées par certaines relations. Les termes descriptifs de la théorie sont mis en correspondance avec les composantes du modèle (entités, propriétés, relations) de manière telle que les axiomes de la théorie sont vérifiés par les entités du modèle. C'est ce qui justifie l'usage du terme par lequel on le désigne : il constitue comme une réalisation concrète de la structure formelle décrite par la théorie. Mais, d'un autre côté, le modèle présente une sorte de schématisation de la réalité étudiée. Par son intermédiaire, les termes descriptifs de la théorie se trouvent donc rapportés à celle-ci. Toutefois, les aspects de la réalité auxquels renvoient ainsi les termes théoriques ne sont pas nécessairement observables. (Ainsi, à la théorie de la mécanique est associé un modèle constitué de « points matériels », doués de masse et entre lesquels s'exercent des interactions. Ces « points » représentent de façon idéalisée les corps matériels. Leur « masse » représente l'inertie des corps réels. Il s'agit là d'une propriété qui n'est pas observable et sur laquelle on ne peut obtenir des informations que de façon indirecte, en s'appuyant d'ailleurs sur les relations posées par la théorie.)

La mise à l'épreuve d'une théorie fait intervenir le langage expérimental. Celui-ci contient toutes les ressources nécessaires pour décrire les manœuvres expérimentales et leurs résultats. Or, un résultat d'expérience ne consiste nullement en « données » observationnelles pures, il est toujours déjà une interprétation du « donné ». C'est dire que le langage expérimental doit comporter non seulement des termes observationnels, mais également des termes relatifs à des aspects non observables du réel, qui ne sont utilisables que moyennant l'intervention de certaines propositions théoriques. La mise à l'épreuve d'une théorie fait nécessairement entrer en jeu d'autres théories, et elle n'est concluante que dans la mesure où ces dernières sont considérées comme suffisamment validées. En outre, si les propositions expérimentales ont toujours le caractère d'une reconstruction, si elles ne sont pas simplement la transcription verbale d'un enregistrement sensoriel, on ne peut admettre qu'il y ait parmi elles des « propositions de base » qui constitueraient comme un noyau de connaissance définitif et irréformable. Toute proposition expérimentale peut être soumise à révision ; si elle est acceptée à un moment donné, ce n'est pas parce qu'elle aurait un caractère ultime, mais simplement parce qu'elle répond aux critères qui sont acceptés à ce moment en matière de rigueur expérimentale. Ces critères sont relatifs à l'état des connaissances et évoluent avec lui, ils varient d'ailleurs d'un domaine à un autre. (Ainsi, le degré de précision exigé dépendra de l'ordre de grandeur du phénomène étudié.)

Pour mettre une théorie à l'épreuve, on compare certaines des propositions que l'on peut déduire de ses axiomes (moyennant l'intervention de certaines propositions expérimentales, exprimant des « conditions initiales » ou des « conditions aux frontières ») à des propositions expérimentales considérées comme « pertinentes ». Cette comparaison doit se faire entre propositions de même degré de généralité ; d'autre part, elle présuppose une mise en correspondance de certains termes descriptifs appartenant à la théorie avec certains termes descriptifs appartenant au langage expérimental. Cette mise en correspondance repose elle-même sur des considérations d'ordre théorique ; la signification de la mise à l'épreuve dépend donc du crédit que l'on peut accorder à ces considérations.

Cela dit, deux situations peuvent se présenter. Soit une proposition théorique P comparable (moyennant ce qui vient d'être dit) à une proposition expérimentale P′. Première situation : P s'accorde avec P′ (affirme ou nie la même chose). Dans ce cas, on dira que la théorie a reçu une confirmation. Cela ne signifie nullement qu'elle puisse être considérée pour autant comme « vérifiée » (au sens strict du terme) : de prémisses fausses peut parfaitement découler une conséquence vraie. Seconde situation : P contredit P′. Dans ce cas, la théorie est réfutée, on peut la déclarer fausse, car de prémisses vraies ne peut découler une conséquence fausse. Il y a donc, comme l'a fait remarquer K. R. Popper depuis longtemps, une asymétrie entre confirmation et réfutation.

Des conséquences importantes s'ensuivent en ce qui concerne la stratégie de la mise à l'épreuve. On peut chercher à confirmer une théorie, mais alors on n'apprendra jamais rien de certain au sujet de sa valeur de vérité. On peut, en revanche, s'efforcer de la réfuter. Dans ce cas, on peut, si l'on réussit, apprendre qu'elle est fausse et qu'elle doit donc être éliminée. Si elle résiste à l'épreuve, elle sera dite, selon la terminologie de Popper, « corroborée » et pourra être soumise à des épreuves ultérieures. La stratégie de la confirmation est utilisable pour une théorie isolée. La stratégie de la réfutation (ou, ce qui revient au même, de la corroboration) n'a de sens que pour un ensemble de théories. Elle conduit à la représentation suivante de la démarche scientifique : en présence d'un champ d'investigation donné, on propose différentes théories compétitives, on les soumet à des épreuves falsificatrices, et progressivement les théories qui ne résistent pas aux épreuves sont éliminées, cependant que de nouvelles théories sont proposées et mises à leur tour à l'épreuve.

S. Watanabe a proposé un concept qui tient compte à la fois des deux points de vue : c'est le concept de crédibilité. Le « degré de crédibilité » d'une théorie, appartenant à une classe donnée de théories (qui jouent en quelque sorte le rôle d'hypothèses plausibles par rapport à un domaine fixé de phénomènes), est déterminé en tenant compte à la fois d'éléments a priori (c'est-à-dire de critères qui ne dépendent pas de l'expérience : cohérence interne, accord avec d'autres théories déjà éprouvées, simplicité, maniabilité, etc.) et d'éléments a posteriori (appui apporté à la théorie sous forme de confirmation ou de corroboration. Le concept est construit de telle sorte que le degré de crédibilité d'une hypothèse varie en fonction des degrés de crédibilité des hypothèses rivales.

Le type de démarche cognitive caractéristique de la physique se retrouve dans les autres sciences de la nature (en particulier dans la biologie), même si l'élaboration théorique n'a nulle part atteint un statut aussi abstrait et efficace qu'en physique. On peut à bon droit ranger ces sciences sous un même type, celui du savoir empirico-formel.

Le critère de validation propre à ce type de savoir est complexe. Comme la notion de crédibilité le fait clairement apparaître, il comporte à la fois des éléments formels, a priori (non-contradiction, compatibilité entre théories, etc.), et des éléments de portée empirique, a posteriori (soutien apporté par l'expérience, mettant en jeu les conditions propres de validation de celle-ci). Il faut remarquer cependant que la contribution de l'expérience fait intervenir la théorie, et cela à deux titres : comme on l'a vu, l'interprétation des résultats fait appel à des théories, et, d'autre part, c'est la théorie qui suggère les expériences à faire. Il y a donc un mécanisme complexe d'interaction entre théorie et expérience. Ce mécanisme fonctionne de façon à assurer le progrès de la connaissance. La théorie vaut avant tout par son caractère anticipateur et prospectif ; elle doit non seulement rendre compte des faits connus, mais aussi et surtout ouvrir de nouveaux domaines à l'investigation. Les conditions qui assurent la validation sont en même temps les conditions de la progression. Plus le contrôle de la validité des démarches devient efficace, plus la progression devient systématique. Le savoir empirico-formel domine ainsi de plus en plus le processus de sa propre croissance.

Le type herméneutique

Les sciences humaines posent un problème particulier, car elles s'intéressent aux systèmes de comportement et d'action, individuels et collectifs, dans lesquels la signification (des situations et des conduites) paraît jouer un rôle important, sinon capital. Deux positions peuvent être et sont effectivement défendues. On peut décider de mettre entre parenthèses les significations et de prendre pour modèle inspirateur celui des sciences de la nature. Naturellement, on sera amené à élaborer des systèmes conceptuels originaux et on devra organiser le contrôle empirique tout autrement qu'en physique. Mais il est parfaitement possible, en tout cas, puisque la réalité empirique est appréhendée à travers une grille conceptuelle qui est en grande partie d'origine théorique, de réaliser le contrôle empirique sans avoir à introduire nulle part les significations. Il semble bien que c'est dans cette voie que se sont engagées par exemple la linguistique, l'analyse économique, l'ethnologie, la théorie des jeux.

Mais on peut aussi tenter d'élaborer un type d'analyse capable de ressaisir les significations. Il ne s'agit pas d'enregistrer simplement le vécu des acteurs, mais de retrouver le sens immanent des actions, des institutions, des œuvres, des processus sociaux et culturels. La méthode qui s'impose ici est celle de l'herméneutique : les effets visibles sont considérés comme un texte qu'il faut déchiffrer, qui renvoie à un discours caché dont le texte disponible n'est qu'une sorte de transposition codée. Or, il y a (au moins) deux manières de concevoir l'herméneutique : soit comme prolongement d'une théorie de l'intentionnalité, soit comme théorie interprétative. La première conception est celle que l'on trouve dans la psychologie phénoménologique, qui tente de comprendre le comportement en y retrouvant les modalités concrètes de la vie intentionnelle (dont le concept est fourni par la phénoménologie elle-même). La seconde conception est celle qui est suggérée par la psychanalyse. Ici l'interprétation repose sur une théorie qui postule certaines entités non perceptibles, leur attribue certaines propriétés et décrit les mécanismes par lesquels peuvent être engendrés, à partir de processus situés au niveau de ces entités, les effets qui sont observés. Une telle théorie peut être dite « interprétative » dans la mesure où elle permet de rattacher certains phénomènes visibles à des processus non perceptibles qui les rendent compréhensibles et où elle fournit ainsi une sorte de « lecture » de ces phénomènes.

Le critère de validation d'une herméneutique est ce qu'on pourrait appeler le degré de saturation de l'interprétation proposée, c'est-à-dire la mesure dans laquelle cette interprétation réussit à intégrer dans une totalité cohérente l'ensemble des « textes » disponibles, considérés dans tous leurs détails, y compris ceux qui sont apparemment sans aucune « signification ».

On peut se demander toutefois s'il y a bien lieu de faire une place à part à des « sciences herméneutiques ». La psychologie phénoménologique semble devoir être considérée plutôt comme une discipline philosophique que comme une science. Et les « théories interprétatives » ne semblent pas fonctionner autrement que les théories empirico-formelles. Il y aurait lieu tout de même de faire une différence entre ce genre de théorie et celui que l'on trouve en physique, mais sans nécessairement faire intervenir une catégorie épistémique spéciale. Une théorie physique permet d'obtenir, par voie de dérivation, des propositions expérimentales. C'est ainsi qu'elle peut servir à expliquer ou à prédire des phénomènes individuels tout à fait localisés. Une théorie interprétative semble relever plutôt d'un schéma de compréhension que d'un schéma d'explication (au sens de l'explication déductive à portée locale). Elle organise conceptuellement une sorte d'espace structuré au sein duquel une action sensée et efficace peut se déployer. Cette action n'est pas à proprement parler de type expérimental ; c'est plutôt une action transformatrice, qui vise à restaurer une cohérence perdue ou à instaurer une cohérence supérieure dans le comportement individuel ou social. La théorie fournit une appréhension globale, des principes d'orientation, une structuration dynamique de la totalité réelle qu'elle interprète, plutôt qu'un instrument capable d'interventions locales (sous forme explicative ou prédictive). Le critère de validité serait alors la capacité de faire saisir l'articulation dissimulée sous les apparences du vécu et de guider efficacement l'action (dans le sens non d'une réussite particulière, mais d'une adéquation croissante à la dynamique profonde de la totalité, telle que la révèle précisément la théorie). Ne serait-ce pas à une théorie de ce genre que l'on aurait affaire dans le cas de la psychanalyse, et également dans le cas du matérialisme historique ?

Mais la différence dont il vient d'être question n'a sans doute qu'une portée limitée. Les théories qui viennent d'être évoquées fonctionnent du reste à la fois comme « théories déductives à portée prédictive » et comme « théories interprétatives » (ou « compréhensives »). Peut-être faut-il donc renoncer à réserver une place à part aux « sciences herméneutiques » ou en tout cas ne leur reconnaître qu'un statut transitoire (celui de première étape vers la formulation d'une théorie de type empirico-formel).

La question de la scientificité

Quoi qu'il en soit, on peut se demander s'il est possible de dégager un critère général de scientificité, susceptible de s'appliquer à toutes les disciplines auxquelles on reconnaît la qualité de « science ». La notion d'opération semble pouvoir fournir une réponse, au moins de principe, à cette question. On retrouve l'intervention de l'opération, en effet, tant au niveau des démarches purement formelles qu'au niveau des démarches expérimentales, voire au niveau des constructions interprétatives. Cela suggère que l'intelligibilité, la crédibilité et l'efficacité propres du savoir scientifique lui viennent de son caractère opératoire, et que c'est en définitive ce caractère qui confère à la science son statut distinctif. Serait scientifique tout savoir qui aurait réussi à inscrire ses pratiques (constructives, déductives, expérimentales, évaluatives, voire fondationnelles) dans le cadre d'un jeu réglé d'opérations, c'est-à-dire de transformations régies par des schémas formels. L'élucidation des mécanismes fondamentaux des pratiques opératoires, telle que la logique combinatoire tente de la poursuivre, constituerait alors le programme par excellence d'une fondation scientifique de la science. Et l'on retrouverait la logique dans son rôle naturel d'instance fondatrice.

Mais, au-delà de cette problématique de nature logique, en apparaît une autre, de caractère philosophique : qu'est-ce qui donne à la démarche opératoire son efficacité ? comment s'explique la fécondité du savoir qu'elle fonde ? comment l'opération, caractéristique de la scientificité, s'accorde-t-elle à la nécessité structurale du « logos » d'une part, aux exigences de l'action humaine d'autre part ? Comme on l'a suggéré déjà, cette problématique ne peut être développée adéquatement que dans un horizon ontologique. Ce qu'il faudrait pouvoir rejoindre, c'est la genèse absolue de l'opération, son advenir dans le distanciement originaire qui produit l'étant. À partir de cette genèse on pourrait comprendre son rôle dans la constitution de la science et les caractères spécifiques de celle-ci ; ce serait là la tâche d'une véritable philosophie des sciences.

— Jean LADRIÈRE