Le tiers inclus - De la physique quantique à l'ontologie (Basarab Nicolescu) 1998

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Il s'agit de la communication du physicien théoricienB.Nicolescu, lors du colloque du Centre International de Recherches etd'Études Transdisciplinaires (CIRET), consacré au philosopheStéphane Lupasco, à Paris. On trouvera l'intégralitédu colloque à l'adresseweb du CIRET http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/bulletin/b13/b13.htm#somm

Introduction

La philosophie de Lupasco se place sous le double signe de la discontinuitéavec la pensée philosophique constituée et de la continuité- cachée, car inhérente à la structure mêmede la pensée humaine - avec la tradition. Elle a comme double sourcela logique déductive, forcément associative et l'intuition- une intuition poétique, et donc non-associative, informéepar la physique quantique.

On peut déceler trois étapes majeures dans l'oeuvre deLupasco.

Sa thèse de doctorat Du devenir logique et de l'affectivité[1],publiée en 1935, est une méditation approfondie sur le caractèrecontradictoire de l'espace et du temps, révélé parla théorie de la relativité restreinte d'Einstein. Le principede dualisme antagoniste y est pleinement formulée. Les notions d'actualisationet de potentialisation sont déjà présentes, mêmesi elles ne seront précisées que graduellement au niveaude la compréhension et aussi au niveau de la terminologie.

Si dans sa thèse Lupasco s'intéresse à la théoried'Einstein, apogée de la physique classique, dans L'expériencemicrophysique et la pensée humaine , livre paru en 1940 [2],il assimile et généralise l'enseignement de la nouvelle physique- la physique quantique - dans une véritable vision "quantique"du monde, acte de courage intellectuel et moral dans un monde fortementdominé par le réalisme classique. Même les pèresfondateurs de la mécanique quantique (à l'exception, dansune certaine mesure, de Bohr, Pauli et Planck) n'ont pas osé franchirce pas.

Enfin, le dernier pas décisif est franchi en 1951, avec Leprincipe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènesà une science de la contradiction [3], quireprésente l'essai d'une formalisation axiomatique de la logiquede l'antagonisme. Le tiers inclus , clef de voûte de la philosophielupascienne, y est, pour la première fois dans l'oeuvre de Lupasco,présent. C'est le tiers inclus qui permet la cristallisation dela pensée de Lupasco, en introduisant une rigueur et une précisionsans lesquelles elle pouvait être perçue comme une immenserêverie, fascinante mais floue. Cette rigueur et cette précisionexpliquent l'influence, ouverte ou souterraine, de l'oeuvre de Lupascodans la culture française. Mais c'est également le tiersinclus qui a déclenché toute une série de malentendussans fin et une hostilité, allant du silence embarrassé àl'exclusion délibéré de Lupasco du monde académiqueet des dictionnaires. Pour toutes ces raisons je préfèreconcentrer ma communication sur le tiers inclus, en ayant l'occasion dem'exprimer ailleurs sur l'oeuvre de Lupasco dans son ensemble [4].


Le tiers inclus et la non-contradiction

La première phrase du Principe d'antagonisme et la logique del'énergie était suffisante pour éloigner de lalecture du livre de Lupasco tout philosophe ou tout logicien normalementconstitué : "... que se passe-t-il si l'on rejette l'absoluitédu principe de non-contradiction, si l'on introduit la contradiction, unecontradiction irréductible, dans la structure, les fonctions etles opérations mêmes de la logique ?" [5].Cette phrase condense, aujourd'hui encore, le malentendu majeur concernantl'oeuvre lupascienne : la logique de Lupasco violerait le principe de non-contradiction.La philosophie de Lupasco serait donc frappée du sceau de l'insignifianceet classée, comme une curiosité baroque, dans le muséede bizarreries intellectuelles. Comme nous le verrons par la suite, Lupascone rejette pas le principe de contradiction : il met simplement en douteson "absoluité". Mais continuons notre voyage à l'intérieurdu livre que je considère comme central pour la compréhensionde l'oeuvre lupascienne.

Lupasco aggrave encore son cas quelques pages plus loin, où ilformule son "postulat fondamental d'une logique dynamique du contradictoire": " A tout phénomène ou élément ou événementlogique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la propositionqui l'exprime, au signe qui le symbolise : e, par exemple, doit toujoursêtre associé, structurellement et fonctionnellement, un anti-phénomèneou anti-élément ou anti-événement logique,et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire : non-e..." [6]. Lupasco précise que e ne peut jamais qu'êtrepotentialisé par l'actualisation de non-e, mais non disparaître.De même, non-e ne peut jamais qu'être potentialisé parl'actualisation de e, mais non disparaître.

On peut très bien imaginer la perplexité de beaucoup delogiciens et philosophes devant un tel postulat : si le mot "proposition"est bien défini en logique, quelle pourrait être la significationdes mots comme "phénomène", "élément" et "événement",appartenant plutôt au vocabulaire de la physique qu'à celuide la logique ? Surtout, comment comprendre qu'un seul et même symbole"e" puisse signifier les quatre mots à la fois ? Lupasco était-ilen train de commettre une erreur majeure de logique dès le débutde son livre ? Ou fondait-il une nouvelle logique, ouverte vers l'ontologie? La logique de Lupasco serait-elle, en fait, une ontologique ?Il n'est pas aisé de répondre à de telles questionssans une lecture attentive du Principe d'antagonisme et des autreslivres de Lupasco.

Le fameux état T ("T" du "tiers inclus") fait son apparitionà la page 10 du Principe d'antagonisme . Il est définicomme un état "ni actuel ni potentiel" [7]. Lemot "état" fait référence aux trois principes lupasciens- l'actualisation A, la potentialisation P et le tiers inclus T - sous-jacentsau "principe d'antagonisme". Sur le plan formel, e et non-e ont ainsi troisindices : A, P, et T, ce qui permet à Lupasco de définirses "conjonctions contradictionnelles" ou quanta logiques [8],faisant intervenir six termes logiques indexés : l'actualisationde e est associée à la potentialisation de non-e, l'actualisationde non-e est associée à la potentialisation de e et le tiersinclus de e est, en même temps, le tiers inclus de non-e. Cette dernièreconjonction montre la situation particulière du tiers inclus. Cetiers est un tiers unificateur : il unifie e et non-e. Nous verronsplus loin le sens profond de cette unification non-fusionnelle qu'il estimpossible de comprendre sans faire appel à la notion de "niveauxde Réalité" [4].

Les trois quanta logiques lupasciens sont directement inspiréspar la physique quantique [4]. Ils remplacent les deuxconjonctions de la logique classique, faisant intervenir quatre termeslogiques indexés : " si e est "vrai", non-e doit être "faux"" et " si e est "faux", non-e doit être "faux" ".

On comprends ainsi, si on fait l'effort de lire avec attention les onzepremières pages du Principe d'antagonisme que Lupasco nerejette point le principe de non-contradiction : il élargit sondomaine de validité, tout comme la physique quantique a un domainede validité plus large que la physique classique. Mais la questioncruciale persiste : comment peut-on concevoir un tiers unificateur de eet non-e ? Ou, selon les propres mots de Lupasco, comment peut-on concevoirque toute " non-actualisation - non-potentialisation " peut-elle impliquerune " non-actualisation - non-potentialisation contradictoire " [9]? D'ailleurs, quel pourrait être le sens de l'expression " non-actualisation- non-potentialisation " ?

Un chapitre extrêmement intéressant est La contradictionirréductible et la non-contradiction relative [10]. Lupasco introduit ici la contradiction et la non-contradiction elles-mêmesen tant que termes logiques. Mais, si ces deux termes sont indexésen fonction de A et P, l'index T est absent. Autrement dit, dans l'ontologiquelupascienne, il n y a pas de tiers inclus de la contradiction et de lanon-contradiction. Paradoxalement, la contradiction et la non-contradictionse soumettent aux normes de la logique classique : l'actualisation de lacontradiction implique la potentialisation de la non-contradiction et l'actualisationde la non-contradiction implique la potentialisation de la contradiction.Il n y a pas d'état ni actuel ni potentiel de la contradiction etde la non-contradiction. Le tiers inclus intervient néanmoins d'unemanière capitale : le quantum logique faisant intervenir l'indiceT est associé a l'actualisation de la contradiction, tandis queles deux autres quanta logiques, faisant intervenir les indices A et P,sont associés à la potentialisation de la contradiction.Dans ce sens, la contradiction est irréductible, car sonactualisation est associée à l'unification de e et non-e.Par conséquent, la non-contradiction ne peut être que relative. Comme nous le verrons par la suite, le sens de ces affirmations s'éclaireaprès avoir introduit les niveaux de Réalité et leurincomplétude [11].

L'ontologique de Lupasco

Le principe d'antagonisme dissipe un autre malentendu : Lupascone rejette pas la logique classique, il l'englobe. La logique classiqueest, pour Lupasco, "... une macrologique , une logique utilitaireà grosse échelle, qui réussit plus ou moins, pratiquement"[12].En revanche, "La logique dynamique du contradictoire se présente...comme la logique même de l'expérience , en mêmetemps que comme l' expérience même de la logique "[13].

Voilà une affirmation qui a l'air d'un parfait cercle vicieuxpour un logicien classique, séparant complètement logiqueet ontologie. Pour Lupasco la logique est bien "l'expérience mêmede la logique" : le sujet connaissant est impliqué lui-mêmedans la logique qu'il formule. "L'expérience" est ici l'expériencedu sujet . Le caractère circulaire de l'affirmation "logiquecomme expérience même de la logique" découle du caractèrecirculaire du sujet : pour définir le sujet il faudrait prendreen considération tous les phénomènes, éléments,événements, états et propositions concernant notremonde, et de surcroît l'affectivité. Tâche évidemmentimpossible : dans l'ontologique de Lupasco le sujet ne pourra jamais êtredéfini. Tout ce que la logique peut faire c'est expérimenterun cadre axiomatique bien défini.

Ceci a des conséquences épistémologiques importantes.Si Lupasco est d'accord avec Ferdinand Gonseth sur l'impossibilitéd'un jugement scientifique absolu, il s'éloigne de Gonseth sur leplan de la compréhension de cette impossibilité [14].Pour Lupasco, un jugement scientifique est intrinsèquement reliéau jugement scientifique antagoniste : c'est cette contradiction irréductible,reliée au sujet lui-même, qui est le moteur même del'avancée scientifique. Le progrès scientifique, qui s'opéreraitpar un rapprochement continuel des lois absolues et immuables, est, pourLupasco, une simple illusion, tenace mais sans aucun fondement. Les loiselles-mêmes doivent se soumettre à la contradiction irréductible.

"L'histoire de la science est d'ailleurs là pour décevoirimpitoyablement toute croyance à une vérité absolue,à quelques loi éternelle" [15]. Cetteaffirmation de Lupasco mériterait d'être longuement méditéeaujourd'hui quand, dans la foulée de l'affaire Sokal, on voit réapparaîtreles démons de la "vérité absolue" et des "lois éternelles"[16].

Pour Lupasco, tout peut être ramené à e ou ànon-e. "Davantage encore si l'on remarque maintenant que e ou non-e...ne sont pas des éléments ou événements substantiels,des supports derniers, les termes pour ainsi dire "matériels" d'unerelation, mais eux-mêmes toujours des relations" [17].Les supercordes [18], telles qu'elles apparaissentaujourd'hui dans la plus ambitieuse théorie d'unification en physiquequantique et relativiste et qui sont supposées représenterles particules et les antiparticules, ne sont-elles pas plutôt desrelations que des éléments substantiels ?

La logique axiomatique contient trois orientations privilégiées,trois dialectiques déterminées par les trois principes lupasciensA, P et T. Le tiers inclus est associé à la dialectiquequantique , celle de la "contradiction actualisée relativementpar le possible ambivalent, par l'équivoque ". Elledonne accès à "la logique concrète qui règnesouvent dans les profondeurs de "l'âme" , la logique plus particulièrement"psychique" " [19]. La terminologie est ici significative.En effet, pour Lupasco il doit y avoir isomorphisme (et non pasidentité) entre le monde microphysique et le monde psychique. Lupascon'a jamais affirmé que "l'âme" se trouve dans l'électron,ou le proton, ou le muon, ou le pion, affirmation qui serait d'ailleursabsurde, car les centaines de particules connues sont aussi fondamentalesles unes que les autres. Le monde quantique et le monde psychique sontdeux manifestations différentes d'un seul et même dynamismetridialectique. Leur isomorphisme est engendré par la présencecontinuelle, irréductible de l'état T dans toute manifestation.Ludovic de Gaigneron arrivait a une conclusion semblable : "... il ressortque l'essentiel du Sujet, comme celui de l'Objet, doit subsister dans unesphère synthétique où se concilient l'affirmationet la négation d'un spectacle dont la science ne dissout que leseulaspect négatif . Sa méditation exhaustive du divisibleaboutit, en effet, à un rien d'objectivité... Maispourquoi la nature de ce "rien d'espace" serait-elle incompatible avecle "rien d'espace" d'où jaillit la conscience humaine ? " [20].

La dialectique quantique est, selon les très beaux mots de Lupasco,celle de la " dilatation du doute " [21].

La notion de trois matières est déjà présentedans Le principe d'antagonisme . La dialectique quantique donne"naissance à une troisième matière , la matièreque nous pourrions désigner sous le nom de matière T, qui serait peut-être comme une matière-source, comme unematière-mère, sorte de creuset phénoménal quantiqued'où jaillerait les deux matières divergentes, physique etbiologique... et où ces dernières retourneraient rythmiquementet dialectiquement, pour se dérouler à nouveau" [22].

La structure ternaire de systématisations énergétiquesse traduit, dans la philosophie de Lupasco, par la structuration de troistypes de matières, ou plutôt par l'existence de trois orientationsprivilégiées d'une seule et même matière. Dansson livre le plus célèbre Les trois matières,publié neuf ans après Le principe d'antagonisme ,Lupasco écrit : "... la matière ne part pas de l ' "inanimé"...pour s'élever, par le biologique, de complexité en complexité,jusqu'au psychique et même au-delà : ses trois aspects constituent...trois orientations divergentes, dont l'une, du type microphysique... n'estpas une synthèse de deux, mais plutôt leur lutte, leur conflitinhibiteur... " [23]. La conclusion que toute manifestation,tout système comporte un triple aspect - macrophysique, biologiqueet quantique (microphysique ou psychique) - est certes étonnanteet riche de multiples conséquences.

La tridialectique lupascienne est une vision de l'unité du monde, de sa non-séparabilité :

"... il n'est pas d'élément, d'événement,de point quelconque au monde qui soit indépendant, qui ne soit dansun rapport quelconque de liaison ou de rupture avec un autre élémentou événement ou point, du moment qu'il y a plus d'un élémentou événement ou point dans le monde (ne serait-ce que pournotre représentation ou notre intellect)... " . Et Lupasco conclut: "Tout est ainsi lié dans le monde... si le monde, bien entendu,est logique... [24]. Lupasco renoue avec la traditionen éclairant d'une manière nouvelle l'ancien principe d'interdépendanceuniverselle. Mais il anticipe aussi d'une décennie le principe debootstrap, introduit en physique quantique par Geoffrey Chew [25,26]et selon lequel chaque particule est ce qu'elle est parce que toutes lesautres particules existent à la fois. Dans un certain sens, touteparticule est faite de toutes les autres particules.

Il n'est donc pas étonnant que Lupasco partage, avec la théoriedu bootstrap, l'idée qu'il ne peut pas y avoir des constituantsultimes de la matière. La logique d'antagonisme énergétiquene tolère pas l'existence expérimentale d'un systèmeformé d'un seul couple de dynamismes antagonistes, systèmequi serait donc la brique fondamentale de l'univers. Pour Lupasco, toutsystème est un système de systèmes. Lupasco montreavec pertinence le fondement métaphysique de la croyance dans lesconstituants ultimes de la matière, croyance assez tenace aujourd'huiencore parmi les physiciens quantiques : "... l'élément...sera toujours, à son tour, composé d'éléments,contiendratoujoursstructurellement d'autres éléments, sans que l'on puissearriver jamais à un élément dernier qui signifierait...l'identité parfaite et la non-contradiction absolue... et qui réduiraitdonc toute chose à un élément unique, somme toute,à l'UN métaphysique... " [27]. En physiquedes particules les quarks nous apparaissent certes comme des constituantsultimes de la matière hadronique. Mais les quarks ont une propriétéparadoxale : le mécanisme théorique de confinement permanentdes quarks nous dit qu'ils ne peuvent jamais sortir de la matière,car, pour sortir, ils auraient besoin d'une énergie infinie. Deplus, sur le plan théorique, on pourrait s'attendre à ceque les quarks aient, à leur tour, des sous-constituants. La quêtedes constituants ultimes de la matière semble être sans fin.

Il ne fait pas de doute que, pour Lupasco, la science, tout du moinsune science digne de ce nom, a nécessairement un fondement ontologique.Sinon elle se réduit à "un procès-verbal dresséau contact de la succession des faits" [28].

Lupasco répond ainsi avec un démi-siècle d'avanceà la critique de Dominique Terré [29].Apprendre aujourd'hui que Stéphane Lupasco est un prophètede l'irrationnel est, tout simplement, risible. Au fond, toute la dérivede l'argumentation de Dominique Terré a comme source une terribleconfusion : croire que "science" veut dire exclusivement "prédire",c'est là une vision périmée et fausse. La scienceinclue la compréhension, fondement d'une certaine vision de la natureet de la Réalité. Elle fait appel, de plus en plus, danssa tentative d'unification, à des êtres virtuels, abstraits,ce qui donne l'impression d'irrationnel pour celui ou celle qui voudraittout réduire à l'information donnée par les organesdes sens et les instruments de mesure.

L'ontologique lupascienne a des conséquences fort importantessur notre compréhension de l'espace et du temps. Deux musicologuesont fait une analyse pertinente de ces conséquences et je prie lelecteur de s'y référer [30, 31].Il suffit de dire ici que le tiers inclus induit la discontinuitédel'espace et du temps. Lupasco rejoint ainsi une de conclusions initialesmajeures de la mécanique quantique, mais qui n'a pas étésuivi d'effets dans la théorie ultérieure, les physiciensse contentant, à quelques exceptions près, de surajouterà la mécanique quantique l'espace-temps continu de la physiqueclassique, procédure certes bancale mais commode. Pour Lupasco "Letemps évolue par saccades, par bonds, par avances et reculs... "[32].L'espace est lui-aussi discontinu. L'espace-temps quantique est celui dela troisième matière, des phénomènes quantiques,esthétiques et psychiques [33].

Le principe d'antagonisme est un livre prophétique etinaugural : avec lui, le tiers inclus acquière ses pleins droitsdans la philosophie contemporaine. En vrai chercheur, Lupasco considèrepourtant qu'il ne constitue que "les prolégomènes àune science de la contradiction" [34]. Ainsi finit Leprincipe d'antagonisme et la logique de l'énergie .

Le tiers inclus et les niveaux de Réalité

Il nous reste à répondre à la question centrale :commentpeut-on concevoir un tiers unificateur de e et non-e ?

Un peu après 1977, après un long séjour fort stimulantà Lawrence Berkeley Laboratory, j'ai commencé à réaliserque l'impact majeur culturel de la révolution quantique étaitcertainement la remise en cause du dogme philosophique contemporain del'existence d'un seul niveau de Réalité. Dans une séried'articles parus dans la revue "3ème Millénaire", revue àlaquelle Lupasco collaborait lui aussi, j'ai formulé la notion de"niveaux de Réalité" [35], qui trouverasa formulation plénière en 1985, dans mon livre Nous,la particule et le monde [36] . En pleine préparationde ce livre, j'ai compris soudainement que cette notion donnait aussi unune explication simple et claire de l'inclusion du tiers. Avec une certaineappréhension (comment un grand créateur comme lui va réagirà mon intrusion sur le territoire de sa philosophie ? ) je me suisouvert à Lupasco. Au lieu d'une résistance ce fut une explosionde joie et Lupasco m'encouragea, avec sa générositéproverbiale, de publier au plus vite ma trouvaille.

Donnons au mot "réalité" son sens à la fois pragmatiqueet ontologique.

J'entends par Réalité, tout d'abord, ce qui résisteà nos expériences, représentations, descriptions,images ou formalisations mathématiques. La physique quantique nousa fait découvrir que l'abstraction n'est pas un simple intermédiaireentre nous et la Nature, un outil pour décrire la Réalité,mais une des parties constitutives de la Nature. Dans la physique quantique,le formalisme mathématique est inséparable de l'expérience.Il résiste, à sa manière, à la fois par sonsouci d'autoconsistance interne et son besoin d'intégrer les donnéesexpérimentales sans détruire cette autoconsistance. L'abstractionfait partie intégrante de la Réalité.

Il faut donner une dimension ontologique à la notion de Réalité,dans la mesure où la Nature participe de l'être du monde.La Nature est une immense et inépuisable source d'inconnu qui justifiel'existence même de la science. La Réalité n'est passeulement une construction sociale, le consensus d'une collectivité,un accord intersubjectif. Elle a aussi une dimension trans-subjective, dans la mesure ou un simple fait expérimental peut ruiner la plusbelle théorie scientifique.

Il faut entendre par niveau de Réalité un ensemblede systèmes invariant à l'action d'un nombre de lois générales: par exemple, les entités quantiques soumises aux lois quantiques,lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique.C'est dire que deux niveaux de Réalité sont différentssi, en passant de l'un à l'autre, il y a rupture des lois et rupturedes concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité). Personnen'a réussi à trouver un formalisme mathématique quipermet le passage rigoureux d'un monde à l'autre. Il y a mêmede fortes indications mathématiques pour que le passage du mondequantique au monde macrophysique soit à jamais impossible. Maisil n'y a en cela rien de catastrophique. La discontinuitéqui s'est manifestée dans le monde quantique se manifeste aussidans la structure des niveaux de Réalité. Cela n'empêchepas les deux mondes de coexister. La preuve : notre propre existence. Noscorps ont à la fois une structure macrophysique et une structurequantique.

Les niveaux de Réalité sont radicalement différentsdes niveaux d'organisation, tels qu'ils ont été définisdans les approches systémiques. Les niveaux d'organisation ne présupposentpas une rupture des concepts fondamentaux : plusieurs niveaux d'organisationappartiennent à un seul et même niveau de Réalité.Les niveaux d'organisation correspondent à des structurations différentesdes mêmes lois fondamentales. Par exemple, l'économie marxisteet la physique classique appartiennent à un seul et même niveaude Réalité.

Le développement de la physique quantique ainsi que la coexistenceentre le monde quantique et le monde macrophysique ont conduit, sur leplan de la théorie et de l'expérience scientifique, au surgissementde couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-A): onde et corpuscule, continuité et discontinuité,séparabilité et non-séparabilité, causalitélocale et causalité globale, symétrie et brisurede symétrie, réversibilité et irréversibilitédu temps, etc.

Le scandale intellectuel provoqué par la mécanique quantiqueconsiste dans le fait que les couples de contradictoires qu'elle a misen évidence sont effectivement mutuellement contradictoires quandils sont analysés à travers la grille de lecture de la logiqueclassique. Cette logique est fondée sur trois axiomes :

  1. L'axiome d'identité : A est A.
  2. L'axiome de non-contradiction : A n'est pas non-A.
  3. L'axiome du tiers exclu : il n'existe pas un troisièmeterme T (T de "tiers inclus") qui est à la fois A et non-A.

Dans l'hypothèse de l'existence d'un seul niveau de Réalité,le deuxième et le troisième axiomes sont évidemmentéquivalents. Cela explique peut-être pourquoi, mêmedans les manuels de logique, l'axiome du tiers exclu n'est que rarementmentionné en tant qu'axiome indépendant de ceux d'identitéet de non-contradiction.

Si on accepte la logique classique, on arrive immédiatement àla conclusion que les couples de contradictoires mis en évidencepar la physique quantique sont mutuellement exclusifs, car on ne peut affirmeren même temps la validité d'une chose et son contraire : Aetnon-A.La perplexité engendrée par cette situation est bien compréhensible: peut-on affirmer, si on est sain d'esprit, que la nuit est lejour, le noir est le blanc, l'homme est la femme, la vieest la mort ?

Dès la constitution définitive de la mécaniquequantique, vers les années trente, les fondateurs de la nouvellescience se sont posé avec acuité le problème d'unenouvelle logique, dite "quantique". A la suite des travaux de Birkhoffet van Neumann, toute une floraison de logiques quantiques n'a pas tardéà se manifester [37]. L'ambition de ces nouvelleslogiques était de résoudre les paradoxes engendréspar la mécanique quantique et d'essayer, dans la mesure du possible,d'arriver à une puissance prédictive plus forte qu'avec lalogique classique.

La plupart des logiques quantiques ont modifié le deuxièmeaxiome de la logique classique - l'axiome de non-contradiction - en introduisantla non-contradiction à plusieurs valeurs de véritéà la place de celle du couple binaire (A, non-A). Ces logiques multivalentes,dont le statut est encore controversé quant à leur pouvoirprédictif, n'ont pas pris en compte une autre possibilité: la modification du troisième axiome - l'axiome du tiers exclu.

Ce fut le mérite historique de Lupasco d'avoir montréque la logique du tiers inclus est une véritable logique,formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs: A, non-A et T) et non-contradictoire. Lupasco avait eu raison trop tôt.L'absence de la notion de "niveaux de Réalité" dans sa philosophieen obscurcissait le contenu. Beaucoup ont cru que la logique de Lupascoviolait le principe de non-contradiction - d'où le nom, un peu malheureux,de "logique de la contradiction" - et qu'elle comportait le risque de glissementssémantiques sans fin. De plus, la peur viscérale d'introduirela notion de "tiers inclus", avec ses résonances magiques, n'a faitqu'augmenter la méfiance à l'égard d'une telle logique.

La compréhension de l'axiome du tiers inclus - il existe untroisième terme T qui est à la fois A et non-A - s'éclairecomplètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité"est introduite.

Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentonsles trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismesassociés par un triangle dont l'un des sommets se situe àun niveau de Réalité et les deux autres sommets àun autre niveau de Réalité. Si l'on reste à un seulniveau de Réalité, toute manifestation apparaît commeune lutte entre deux éléments contradictoires (exemple :onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l'étatT, s'exerce à un autre niveau de Réalité, oùce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en faituni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçucomme non-contradictoire.

C'est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalitéqui produit l'apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs(A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité nepeut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa proprenature, auto-destructeur, s'il est séparé complètementde tous les autres niveaux de Réalité. Un troisièmeterme, disons T', qui est situé sur le même niveau de Réalitéque les opposés A et non-A, ne peut réaliser leur conciliation..

Toute la différence entre une triade de tiers inclus et une triadehégélienne s'éclaire par la considération durôle du temps . Dans une triade de tiers inclus les troistermes coexistent au même moment du temps. En revanche, lestrois termes de la triade hégélienne se succèdentdans le temps. C'est pourquoi la triade hégélienne est incapablede réaliser la conciliation des opposés, tandis que la triadede tiers inclus est capable de la faire. Dans la logique du tiers inclusles opposés sont plutôt des contradictoires : la tensionentre les contradictoires bâtit une unité plus large qui lesinclut.

On voit ainsi les grands dangers de malentendus engendrés parla confusion assez courante entre l'axiome de tiers exclu et l'axiome denon-contradiction. La logique du tiers inclus est non-contradictoire, ence sens que l'axiome de non-contradiction est parfaitement respecté,à condition qu'on élargisse les notions de "vrai" et "faux"de telle manière que les règles d'implication logique concernentnon plus deux termes (A et non-A) mais trois termes (A, non-A et T), coexistantau même moment du temps. C'est une logique formelle, au mêmetitre que toute autre logique formelle : ses règles se traduisentpar un formalisme mathématique relativement simple. Il est importantde souligner qu'un logicien de métier comme Petru Ioan arrive àla même conclusion [38].

La logique du tiers inclus n'est pas simplement une métaphorepour un ornement arbitraire de la logique classique, permettant quelquesincursions aventureuses et passagères dans le domaine de la complexité.La logique du tiers inclus est une logique de la complexité et même,peut-être, sa logique privilégiée dans la mesureoù elle permet de traverser, d'une manière cohérente,les différents domaines de la connaissance.

La logique du tiers inclus n'abolit pas la logique du tiers exclu :elle restreint seulement son domaine de validité. La logique dutiers exclu est certainement validée pour des situations relativementsimples, comme par exemple la circulation des voitures sur une autoroute: personne ne songe à introduire, sur une autoroute, un troisièmesens par rapport au sens permis et au sens interdit. En revanche, la logiquedu tiers exclu est nocive, dans les cas complexes, comme par exemple ledomaine social ou politique. Elle agit, dans ces cas, comme une véritablelogique d'exclusion : le bien ou le mal, la droite ou lagauche, les femmes ou les hommes, les riches ou les pauvres,les blancs ou les noirs. Il serait révélateur d'entreprendreune analyse de la xénophobie, du racisme, de l'antisémitismeou du nationalisme à la lumière de la logique du tiers exclu.

Une analyse pertinente de la fécondité du tiers incluset de la notion de niveaux de Réalité dans le domaine dela théologie a été faite récemment par ThierryMagnin [39].

Nous nous attendons, dans les années à venir, àdes avancées importantes de l'étude de la conscience grâceà l'introduction de ceux deux notions. La conscience n'est-ellepas le meilleur laboratoire de l'inclusion du tiers ?

La structure gödelienne de la Nature et de la connaissance

La considération simultanée du tiers inclus et des niveauxde Réalité m'a conduit à formuler un modèletransdisciplinaire de la Nature et de la connaissance [11].

Quelle est la nature de la théorie qui peut décrire lepassage d'un niveau de Réalité à un autre ? Y a-t-ilune cohérence, voire une unité de l'ensemble des niveauxde Réalité ? Quel est le rôle du sujet-observateurdans l'existence d'une éventuelle unité de tous les niveauxde Réalité ? Y a-t-il un niveau de Réalitéprivilégié par rapport à tous les autres niveaux ?L'unité de la connaissance, si elle existe, est-elle de nature objectiveou subjective ? Quel est le rôle de la raison dans l'existence d'uneéventuelle unité de la connaissance ? Quel est, dans le domainede la réflexion et de l'action, la puissance prédictive dunouveau modèle de Réalité ? En fin de compte, la compréhensiondu monde présent est-elle possible ?

La Réalité comporte, selon notre modèle, un certainnombre de niveaux. Les considérations qui vont suivre ne dépendentpas du fait que ce nombre soit fini ou infini. Pour la clarté terminologiquede l'exposé, nous allons supposer que ce nombre est infini.

Deux niveaux adjacents sont reliés par la logique du tiers inclus,dans le sens que l'état T présent à un certain niveauest relié à un couple de contradictoires (A, non-A) du niveauimmédiatement voisin. L'état T opère l'unificationdes contradictoires A et non-A, mais cette unification s'opère àun niveau différent de celui où sont situés A et non-A.L'axiome de non-contradiction est respecté dans ce processus. Cefait signifie-t-il pour autant que nous allons obtenir ainsi une théoriecomplète, qui pourra rendre compte de tous les résultatsconnus et à venir ? La réponse à cette question n'apas qu'un seul intérêt théorique. Après tout,toute idéologie ou tout fanatisme qui se donnent comme ambitionde changer la face du monde, sont fondés sur la croyance dans lacomplétudede leur approche. Les idéologies ou les fanatismes en question sontsûrs de détenir la vérité, toute la vérité.

Il y a certainement une cohérence entre les différentsniveaux de Réalité, tout du moins dans le monde naturel.En fait, une vaste autoconsistance semble régir l'évolutionde l'univers, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'infinimentbref à l'infiniment long.

La logique du tiers inclus est capable de décrire la cohérenceentre les niveaux de Réalité par le processus itératifcomportant les étapes suivantes : 1. Un couple de contradictoires(A, non-A) situé à un certain niveau de réalitéest unifié par un état T situé à un niveaude Réalité immédiatement voisin ; 2. A son tour, cetétat T est relié à un couple de contradictoires (A',non-A'), situé à son propre niveau ; 3. Le couple de contradictoires(A', non-A') est, à son tour, unifié par un état T'situé à un niveau différent de Réalité,immédiatement voisin de celui où se trouve le ternaire (A',non-A', T). Le processus itératif continue à l'infini jusqu'àl'épuisement de tous les niveaux de Réalité, connusou concevables.

En d'autres termes, l'action de la logique du tiers inclus sur les différentsniveaux de Réalité induit une structure ouverte, gödelienne, de l'ensemble des niveaux de Réalité [40,41].

Cette structure a une portée considérable sur la théoriede la connaissance, car elle implique l'impossibilité d'une théoriecomplète, fermée sur elle-même.

En effet, l'état T réalise, en accord avec l'axiome denon-contradiction, l'unification du couple des contradictoires (A, non-A)mais il est associé, en même temps, à un autre couplede contradictoires (A', non-A'). Ceci signifie qu'on peut bâtir,à partir d'un certain nombre de couples mutuellement exclusifs unethéorie nouvelle, qui élimine les contradictions àun certain niveau de Réalité, mais cette théorie n'estque temporaire, car elle conduira inévitablement, sous la pressionconjointe de la théorie et de l'expérience, à la découvertede nouveaux couples de contradictoires, situés au nouveau niveaude Réalité. Cette théorie sera donc à son tourremplacée, au fur et à mesure que de nouveaux niveaux deRéalité seront découverts, par des théoriesencore plus unifiées. Ce processus continuera à l'infini,sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètementunifiée. L'axiome de non-contradiction sort de plus en plus renforcéde ce processus. Dans ce sens, nous pouvons parler d'une évolutionde la connaissance , sans jamais pouvoir aboutir à une non-contradictionabsolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissanceest à jamais ouverte .

Les considérations précédentes permettent de répondred'une manière rigoureuse à la très intéressantequestion formulée récemment par le logicien Petru Ioan [38]:pourquoise limiter au tiers inclus ? Pourquoi ne pas introduire le "quart inclus",la "quinte incluse", etc. ? A la lumière du schéma quivient d'être décrit, le quart inclus, par exemple, devraitunifier A, non-A et T. Or, c'est précisément le terme T'qui réalise cette unification ! Le terme T' est-il pour autant un"quart inclus" ? Certainement pas, car il est, à son tours, le tiersunificateur de A' et non-A', ces deux derniers termes apparaissant au mêmeniveau de Réalité que T. Autrement dit,la structure dequart inclus (A, non-A, T, T') se décompose en deux structuresde tiers inclus : (A, non-A, T) et (A', non- A', T'). On n'a donc pasbesoin d'un "quart inclus", d'une "quinte incluse", etc. Dans ce sens,letiers inclus est un tiers infini ou, plus précisément, ilest infiniment tiers . Ce résultat est à rapprocher ducélèbre théorème de Peirce , démontréà l'aide de la théorie des graphes : "... toute polyade supérieureà une triade peut être analysée en terme de triades,mais une triade ne peut pas être généralement analyséeen termes de dyades" [42]. Il ne s'agit pas d'une simpleanalogie. Notre schéma, montré explicitement dans Réf.43,peut être déployé biunivoquement sur des graphes. Parconséquent, le théorème de Peirce doit êtrerespecté.

La structure ouverte de l'ensemble des niveaux de Réalitéest en accord avec un des résultats scientifiques les plus importantsdu XXème siècle : le théorème de Gödel,concernant l'arithmétique [44].

Le théorème de Gödel nous dit qu'un systèmed'axiomes suffisamment riche conduit inévitablement à desrésultats soit indécidables, soit contradictoires. Cettedernière assertion est souvent oubliée dans les ouvragesde vulgarisation de ce théorème.

La portée du théorème de Gödel a une importanceconsidérable pour toute théorie moderne de la connaissance.Tout d'abord, il ne concerne pas que le seul domaine de l'arithmétique,mais aussi toute mathématique qui inclut l'arithmétique.Or, la mathématique qui est l'outil de base de la physique théoriquecontient, de toute évidence, l'arithmétique. Cela signifieque toute recherche d'une théorie physique complète est illusoire.Si cette affirmation est vraie pour les domaines les plus rigoureux del'étude des systèmes naturels, comment pourrait-on rêverd'une théorie complète dans un domaine infiniment plus complexe- celui des sciences humaines ?

En fait, la recherche d'une axiomatique conduisant à une théoriecomplète (sans résultats indécidables ou contradictoires)marque à la fois l'apogée et le point d'amorce du déclinde la pensée classique. Le rêve axiomatique s'est écroulépar le verdict du saint des saints de la pensée classique - la rigueurmathématique.

Le théorème que Gödel a démontré en1931 n'a eu pourtant qu'un très faible écho au delàd'un cercle très restreint de spécialistes. Ceci expliqueprobablement l'étrange silence de Lupasco sur ce théorèmeet sur sa signification épistémologique, pourtant si lupascienne.

La structure gödelienne de l'ensemble des niveaux de Réalité,associée à la logique du tiers inclus, implique l'impossibilitéde bâtir une théorie complète pour décrire lepassage d'un niveau à l'autre et, a fortiori, pour décrirel'ensemble des niveaux de Réalité.

L'unité reliant tous les niveaux de Réalité, sielle existe, doit nécessairement être une unitéouverte .

Il y a, certes, une cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité,mais cette cohérence est orientée : une flècheest associée à toute transmission de l'information d'un niveauà l'autre. Par conséquence, la cohérence, si elleest limitée aux seuls niveaux de Réalité, s'arrêteau niveau le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohérencecontinue au delà de ces deux niveaux limites, pour qu'il y ait uneunité ouverte, il faut considérer que l'ensemble des niveauxde Réalité se prolonge par une zone de non-résistanceà nos expériences, représentations, descriptions,images ou formalisations mathématiques. Cette zone de non-résistancecorrespond, dans notre modèle de Réalité, au "voile"de ce que Bernard d'Espagnat appelle "le réel voilé" [45]et est certainement reliée a l' affectivité lupascienne[46].

Le niveau le plus "haut" et le niveau le plus "bas" de l'ensemble desniveaux de Réalité s'unissent à travers une zone detransparence absolue. Mais ces deux niveaux étant différents,la transparence absolue apparaît comme un voile, du point de vuede nos expériences, représentations, descriptions, imagesou formalisations mathématiques. En fait, l'unité ouvertedu monde implique que ce qui est en "bas" est comme ce qui est en "haut".L'isomorphisme entre le "haut" et le "bas" est rétabli par la zonede non-résistance.

La non-résistance de cette zone de transparence absolue est due,tout simplement, aux limitations de notre corps et de nos organes des sens,quels que soient les instruments de mesure qui prolongent ces organes dessens. L'affirmation d'une connaissance humaine infinie (qui exclut toutezone de non-résistance), tout en affirmant la limitation de notrecorps et de nos organes des sens, nous semble un tour de passe-passe linguistique.La zone de non-résistance correspond au sacré , c'est-à-direà ce qui ne se soumet à aucune rationalisation. La proclamationde l'existence d'un seul niveau de Réalité éliminele sacré, au prix de l'autodestruction de ce même niveau.

L'ensemble des niveaux de Réalité et sa zone complémentairede non-résistance constitue l' Objet transdisciplinaire.

Dans la vision transdisciplinaire, la pluralité complexe etl'unité ouverte sont deux facettes d'une seule et même Réalité.

Un nouveau Principe de Relativité émerge de lacoexistence entre la pluralité complexe et l'unité ouverte: aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégiéd'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité. Un niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous lesautres niveaux existent à la fois. Ce Principe de Relativitéest fondateur d'un nouveau regard sur la religion, la politique, l'art,l'éducation, la vie sociale. Et lorsque notre regard sur le mondechange, le monde change. Dans la vision transdisciplinaire, la Réalitén'est pas seulement multidimensionnelle - elle est aussi multiréférentielle.

Les différents niveaux de Réalité sont accessiblesà la connaissance humaine grâce à l'existence de différentsniveauxde perception , qui se trouvent en correspondance biunivoque avec lesniveaux de Réalité. Ces niveaux de perception permettentune vision de plus en plus générale, unifiante, englobantede la Réalité, sans jamais l'épuiser entièrement[43].

La cohérence de niveaux de perception présuppose, commedans le cas des niveaux de Réalité, une zone de non-résistanceà la perception.

L'ensemble des niveaux de perception et sa zone complémentairede non-résistance constituent le Sujet transdisciplinaire.

Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinairesdoivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinairepuisse communiquer avec l'Objet transdisciplinaire. Au flux d'informationtraversant d'une manière cohérente les différentsniveaux de Réalité correspond un flux de conscience traversantd'une manière cohérente les différents niveaux deperception . Les deux flux sont dans une relation d'isomorphismegrâce à l'existence d'une seule et même zone de non-résistance.La connaissance n'est ni extérieure, ni intérieure : elleest à la fois extérieure et intérieure. L'étudede l'Univers et l'étude de l'être humain se soutiennent l'unel'autre. La zone de non-résistance joue le rôle du tierssecrètement inclus , qui permet l'unification, dans leur différence,du Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire.

Le rôle du tiers explicitement ou secrètement inclus dansle nouveau modèle transdisciplinaire de Réalité n'estpas, après tout, si surprenant. Les mots trois et transont la même racine étymologique : le "trois" signifie "latransgression du deux, ce qui va au delà de deux". La transdisciplinaritéest la transgression de la dualité opposant les couples binaires: sujet - objet, subjectivité - objectivité, matière- conscience, nature - divin, simplicité - complexité, réductionnisme- holisme, diversité - unité. Cette dualité est transgresséepar l'unité ouverte englobant et l'Univers et l'être humain.

Conclusion : le tiers inclus logique, le tiers inclus ontologique etle tiers secrètement inclus

Le tiers inclus logique est utile sur le plan de l'élargissementde la classe des phénomènes susceptibles d'être comprisrationnellement. Il explique les paradoxes de la mécanique quantique,dans leur totalité, en commençant avec le principe de superposition.Je me risque à prédire que dans la prochaine décenniele tiers inclus va faire son entrée dans la vie de tous les jourspar la construction des calculateurs quantiques [47],qui vont marquer l'unification entre la révolution quantique etla révolution informationnelle. Les conséquences de cetteunification sont incalculables.

Plus loin encore, de grandes découvertes dans la biologie dela conscience sont à prévoir si les barrières mentalespar rapport à la notion de niveaux de Réalité vontgraduellement disparaître. Cela va pouvoir montrer la féconditédu tiers inclus ontologique, impliquant la considération simultanéede plusieurs niveaux de Réalité. Des multiples disciplines,comme par exemple l'art, le droit ou l'histoire des religions auront lachance d'un complet renouvellement . Et l'éthique et l'éducationvont pouvoir enfin se mettre en conformité avec les défisde notre millénaire naissant.

Dans l'unité il y a, comme il se doit, trois tiers. Le troisièmetiers - le tiers secrètement inclus - est le garde-fou contre toutedérive néoscientiste ou totalitaire et contre toute tentationd'une dictature par l'économique, quelles que soient les habitsrassurants que de telles dérives ou dictatures vont emprunter pourréussir. Le tiers secrètement inclus est le gardien de notremystère irréductible, seul fondement possible de la toléranceet de la dignité humaine. Sans ce tiers tout est cendres.

Basarab NICOLESCU

Physicien théoricien au CNRS,
Président du CIRET


NOTES ET RÉFÉRENCES

[1] Stéphane Lupasco, Du devenir logiqueet de l'affectivité, Vol. I - "Le dualisme antagoniste et lesexigences historiques de l'esprit", Vol. II - "Essai d'une nouvelle théoriede la connaissance", Vrin, Paris, 1935 ; 2ème édition: 1973 (thèse de doctorat) ; La physique macroscopique et saportée philosophique, Vrin, Paris, 1935 (thèse complémentaire).

[2] Stéphane Lupasco, L'expériencemicrophysique et la pensée humaine, P.U.F., Paris, 1941 (uneédition préliminaire a été publiée en1940 à Bucarest, à la Fundatia Regala pentru Literatura siArta) ; 2ème édition : Le Rocher, Coll. "L'esprit et la matière",Paris, 1989, préface de Basarab Nicolescu.

[3] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, Coll. "Actualités scientifiqueset industrielles", n° 1133, Paris, 1951 ; 2ème édition: Le Rocher, Coll. "L'esprit et la matière", Paris, 1987, préfacede Basarab Nicolescu.

[4] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et lemonde, ch. "La genèse trialectique de la Réalité",Le Mail, Paris, 1985.

[5] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.3.

[6] Ibid . p.9.

[7] Ibid. , p.10.

[8] Ibid. , p.11.

[9] Ibid., p.12.

[10] Ibid. , p.14.

[11] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Le Rocher, Coll. "Transdisciplinarité",, Paris, 1996.

[12] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.20.

[13] Ibid. , p.21.

[14] Ferdinand Gonseth, A propos de deux ouvragesde M. Stéphane Lupasco, Dialectica, vol. 1, n° 4, Zürich,1947.

[15] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.21.

[16] Basarab Nicolescu, Le véritable enjeude l'affaire Sokal, Transversales Sciences - Cultures , n° 47,Paris, septembre-octobre 1997.

[17] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.36.

[18] Basarab Nicolescu, Relativité et physiquequantique , in "Dictionnaire de l'ignorance", Albin Michel, Paris,1998.

[19] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.40.

[20] Ludovic de Gaigneron, L'image ou le dramede la nullité cosmique, Le Cercle du Livre, Paris, 1956, pp.184-185.

[21] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.63.

[22] Ibid., p.63.

[23] Stéphane Lupasco, Les trois matières,Julliard, Paris, 1960 ; réédité en poche en 1970 dansla Collection 10/18 ; 2ème édition : Cohérence,Strasbourg, 1982, p.52.

[24] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.70.

[25] G.F.Chew, Hadron Bootstrap : Triumph or Frustration? , Physics Today, vol.23, n° 10, 1970.

[26] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et lemonde, op.cit., ch. "La théorie du bootstrap topologique".

[27] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.70.

[28] Ibid. , p.82.

[29] Dominique Terré, Les dérivesde l'argumentation scientifique, P.U.F., Paris, 1998.

[30] Costin Cazaban, Temps musical/espace musicalcomme fonctions logiques, in L'esprit de la musique - Essais d'esthétiqueet de philosophie, Klincksieck, Paris, 1992, sous la direction de HuguesDufourt, Joël-Marie Fouquet et François Hurard.

[31] Mireille Vial-Henninger, Essai de mythe-analysedu processus de création musicale, Septentrion Presses Universitaires,Paris, 1996 (thèse de doctorat).

[32] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonismeet la logique de l'énergie - Prolégomènes àune science de la contradiction, op.cit., p.105.

[33] Ibid. , p.116.

[34] Ibid. , p.131.

[35] Basarab Nicolescu, Quelques réflexionssur la pensée atomiste et la pensée systémique,3ème Millénaire, n° 7, Paris, mars-avril 1983 ; dansle même numéro de cette revue Stéphane Lupasco publiaitLasystémologie et la structurologie.

[36] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et lemonde, op.cit..

[37] T. A. Brody, On Quantum Logic , in Foundationof Physics , vol. 14, n° 5, 1984 ; voir aussi C. J. Isham, QuantumLogic and the Histories Approach to Quantum Theory, Imperial Collegepreprint Imperial/TP/92-93/39.

[38] Petru Ioan, Stéphane Lupasco et lapropension vers le contradictoire dans la logique roumaine, contributionà ce livre.

[39] Thierry Magnin, Entre science et religion- Quête de sens dans le monde présent, Le Rocher, Coll."Transdisciplinarité", Paris, 1998, préface de Basarab Nicolescu,postface d'Henri Manteau-Bonamy.

[40] Basarab Nicolescu, Levels of Complexity andLevels of Reality, in "The Emergence of Complexity in Mathematics,Physics, Chemistry, and Biology", Proceedings of the Plenary Session ofthe Pontifical Academy of Sciences, 27-31 October 1992, Casina Pio IV,Vatican, Ed.Pontificia Academia Scientiarum, Vatican City, 1996 (distributedby Princeton University Press), edited by Bernard Pullman.

[41] Basarab Nicolescu, Gödelian Aspects ofNature and Knowledge, in "Systems - New Paradigms for the Human Sciences",Walter de Gruyter, Berlin - New York, 1998, edited by Gabriel Altmann andWalter A. Koch.

[42] Don D. Roberts, The Existential Graphs ofCharles S. Peirce , Mouton, Illinois, 1973, p.115 ; voir aussi PierreThibaud, La logique de Charles Sanders Peirce - De l'algèbreaux graphes , Éditions de l'Université de Provence, Aix-en-Provence,1975.

[43] Basarab Nicolescu, Is Aristotle's ThinkingCompatible with the Gödelian Structure of Nature and Scientific Knowledge? Hylemorphism, Quantum Physics and Levels of Reality, to be publishedin the Proceedings of the International Conference "Aristotle and ContemporaryScience", Thessaloniki, Greece, Sptember 1-4, 1997, Peter Lang Publishing,New York, edited by Demetra Sfendoni-Mentzou.

[44] Ernest Nagel and James R. Newman, Gödel'sProof , New York University Press, New York, 1958 ; pour le lecteurfrançais : Le théorème de Gödel , textesde Ernest Nagel, James R. Newman, Kurt Gödel et Jean-Yves Girard,Seuil, Coll. Points-Sciences n° S122, Paris, 1989, traductions de l'anglaiset de l'allemand par Jean-Baptiste Scherrer.

[45] Bernard d'Espagnat, À la recherchedu réel, Gauthier-Villars, Paris, 1981; Le réel voilé- Analyse des concepts quantiques, Fayard, Paris, 1994.

[46] Stéphane Lupasco, L'homme et ses troiséthiques, en collaboration avec Solange de Mailly-Nesle et BasarabNicolescu, Le Rocher, Coll. "L'esprit et la matière", Paris, 1986.

[47] David Deutsch, The Fabric of Reality, PenguinBooks, London, 199