Chapitre I. Du luxe

De LERDA
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Le luxe est toujours en proportion avec l'inégalité des fortunes. Si, dans un État, les richesses sont également partagées, il n'y aura point de luxe; car il n'est fondé que sur les commodités qu'on se donne par le travail des autres.

Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l'on a au-delà, les uns dépenseront, les autres acquerront, et l'inégalité s'établira.

Supposant le nécessaire physique égal à une somme donnée, le luxe de ceux qui n'auront que le nécessaire sera égal à zéro; celui qui aura le double aura un luxe égal à un; celui qui aura le double du bien de ce dernier aura un luxe égal à trois; quand on aura encore le double, on aura un luxe égal à sept; de sorte que le bien du particulier qui suit, étant toujours supposé double de celui du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité, dans cette progression 0, 1, 3, 7, 15, 31, 63, 127.

Dans la république de Platon 1, le luxe aurait pu se calculer au juste. Il y avait quatre sortes de cens établis. Le premier était précisément le terme où finissait la pau­vreté; le second était double, le troisième triple, le quatrième quadruple du premier. Dans le premier cens, le luxe était égal à zéro; il était égal à un dans le second, à deux dans le troisième, à trois dans le quatrième; et il suivait ainsi la proportion arith­métique.

En considérant le luxe des divers peuples les uns à l'égard des autres, il est dans chaque État en raison composée de l'inégalité des fortunes qui est entre les citoyens, et de l'inégalité des richesses des divers États. En Pologne, par exemple, les fortunes sont d'une inégalité extrême; mais la pauvreté du total empêche qu'il y ait autant de luxe que dans un État plus riche.

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, et surtout de la capitale; en sorte qu'il est en raison composée des richesses de l'État, de l'inégalité des fortunes des particuliers et du nombre d'hommes qu'on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont vains et sentent naître en eux l'envie de se signaler par de petites choses 2. S'ils sont en si grand nombre que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l'envie de se distinguer redouble, parce qu'il y a plus d'espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance; chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne. Mais à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue plus: comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu'ils veulent; les plus petits talents suivent cet exemple; il n'y a plus d'harmonie entre les besoins et les moyens. Lorsque je suis for­cé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.

Quelques gens ont pensé qu'en assemblant tant de peuple dans une capitale, on diminuait le commerce, parce que les hommes ne sont Plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas; on a plus de désirs, plus de besoins, plus de fan­tai­sies quand on est ensemble.