Chapitre V. Dans quel gouvernement le souverain peut être juge

De LERDA
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Machiavel 1 attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeait pas en corps, comme à Rome, des crimes de lèse-majesté commis contre lui. Il y avait pour cela huit juges établis: Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. J'adop­te­rais bien la maxime de ce grand homme: mais comme dans ces cas l'intérêt politique force, pour ainsi dire, l'intérêt civil (car c'est toujours un inconvénient que le peuple juge lui­-même ses offenses), il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient, autant qu'il est en elles, à la sûreté des particuliers.

Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses: ils permirent aux accusés de s'exiler 2 avant le jugement 3, et ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés, pour que le peuple n'en eût pas la confiscation. On verra, dans le livre XI, les autres limitations que l'on mit à la puissance que le peuple avait de juger.

Solon sut bien prévenir l'abus que le peuple pour-rait faire de sa puissance dans le jugement des crimes : il voulut que l'Aréopage revît l'affaire; que, s'il croyait l'accusé injustement absous 4, il l'accusât de nouveau devant le peuple; que, s'il le croyait injustement condamné 5, il arrêtât l'exécution, et lui fît rejuger l'affaire : loi admirable, qui soumettait le peuple à la censure de la magistrature qu'il respectait le plus, et à la sienne même!

Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, surtout du mo­ment que l'accusé sera prisonnier, afin que le peuple puisse se calmer et juger de sang-froid.

Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies: la constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis: on verrait cesser toutes les formalités des jugements; la crainte s'emparerait de tous les esprits; on verrait la pâleur sur tous les visages; plus de confiance, plus d'honneur, plus d'amour, plus de sûreté, plus de monarchie.

Voici d'autres réflexions. Dans les États monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés et les fait punir ou absoudre; s'il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie.

Dans ces mêmes États, le prince a souvent les confiscations: s'il jugeait les crimes, il serait encore le juge et la partie.

De plus, il perdrait le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce 6. Il serait insensé qu'il fit et défit ses jugements: il ne voudrait pas être en contradiction avec lui-même.

Outre que cela confondrait toutes les idées, on ne saurait si un homme serait absous ou s'il recevrait sa grâce.

Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de La Valette 7, et qu'il appela pour cela dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques con­seillers d'État, le roi les ayant forcés sur le décret de prise de corps, le président de Bellièvre dit: « Qu'il voyait dans cette affaire une chose étrange, un prince opiner au procès d'un de ses sujets; que les rois ne s'étaient réservé que les grâces, et qu'ils ren­voyaient les condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté voudrait bien voir sur la sellette un homme devant Elle, qui, par son jugement, irait dans une heure à la mort! Que la face du prince, qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; que sa vue seule levait les interdits des églises; qu'on ne devait sortir que content de devant le prince. » Lorsqu'on jugea le fond, le même président dit dans son avis: « Cela est un jugement sans exemple, voire contre tous les exemples du passé jusqu'à huy, qu'un roi de France ait condamne en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort 8. »

Les jugements rendus par le prince seraient une source intarissable d'injustices et d'abus; les courtisans extorqueraient, par leur importunité, ses jugements. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger; nuls règnes n'étonnèrent plus l'univers par leurs injustices.

« Claude, dit Tacite 9, ayant attiré à lui le jugement des affaires et les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines. » Aussi Néron, parvenant à l'empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il: « Qu'il se garderait bien d'être le juge de toutes les affaires, pour que les accusateurs et les accusés, dans les murs d'un palais, ne fussent pas exposés à l'inique pouvoir de quelques affranchis 10. »

« Sous le règne d'Arcadius, dit Zozime 11, la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour et l'infecta. Lorsqu'un homme était mort, on supposait qu'il n'avait point laissé d'enfants 12 ; on donnait ses biens par un rescrit. Car, comme le prince était étrangement stupide, et l'impératrice entreprenante à l'excès, elle servait l'insatiable avarice de ses domestiques et de ses confidentes; de sorte que, pour les gens modérés, il n'y avait rien de plus désirable que la mort. »

« Il y avait autrefois, dit Procope 13, fort peu de gens à la cour; mais, sous Justi­nien, comme les juges n'avaient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étaient déserts, tandis que le palais du prince retentissait des clameurs des parties qui y sollicitaient leurs affaires. » Tout le monde sait comment on y vendait les juge­ments, et même les lois.

Les lois sont les yeux du prince; il voit par elles ce qu'il ne pourrait pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux? il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.